74e Festival International du Film de Berlin, édition 2024

Entretien avec la cheffe opératrice Joséphine Drouin Viallard à propos de "Dahomey", de Mati Diop, Ours d’or à Berlin

Par Brigitte Barbier pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°359

Depuis 2009, Mati Diop réalise des films qui s’inscrivent dans une volonté de faire exister le cinéma africain. Atlantique, son premier long métrage tourné au Sénégal, a remporté le Grand Prix au Festival de Cannes en 2019. C’est pour un long métrage documentaire, Dahomey, qu’elle propose de suivre le retour au Bénin des œuvres détournées par les colons français. Le regard de Mati Diop sur le rapatriement de ces œuvres met en lumière le symbole d’un possible retour pour tous les Africains à leur propre identité. La réalisatrice a confié l’image de Dahomey à la jeune cheffe opératrice Joséphine Drouin Viallard. Dahomey a reçu l’Ours d’or au 74e Festival International du Film de Berlin et sort sur les écrans le 11 septembre. (BB)

Novembre 2021, vingt-six trésors royaux du Dahomey s’apprêtent à quitter Paris pour être rapatriés vers leur terre d’origine, devenue le Bénin. Comme plusieurs milliers d’autres, ces œuvres ont été pillées lors de l’invasion des troupes coloniales françaises en 1892. Mais comment vivre le retour de ces ancêtres dans un pays qui a dû se construire et composer avec leur absence ? Tandis que l’âme des œuvres se libère, le débat fait rage parmi les étudiants de l’université d’Abomey Calavi.

La puissance de ce documentaire est due à son propos et le trio gagnant qui magnifie le film, c’est évidemment le point de vue et le travail sur le son et l’image. Joséphine Drouin Viallard, vous allez nous parler d’univers visuel mais aussi de votre implication au côté de la réalisatrice. Racontez-nous comment tout a commencé.

Joséphine Drouin Viallard : J’avais collaboré avec Mati auparavant, pour l’image d’un clip de Wasis Diop, et elle m’a appelée fin 2021 pour lancer ce tournage. C’était la première fois qu’un aussi grand nombre d’œuvres allaient être rendues post-colonisation et elle m’a parlé du sens politique mais aussi émotionnel de cette restitution. Il s’agissait dès le début de penser le voyage, dans tous les sens du terme, qu’allait suivre ce film, et du regard que la caméra allait porter sur l’évènement. C’était très important, pour ce film et pour notre collaboration, de parler de fond avant de parler de technique.
Son premier mot d’ordre a été de suivre les œuvres et de ne pas les lâcher. Mati a eu très rapidement les idées de musique et d’écriture sonore, cela a enrichi tout notre travail de l’image. La structure globale du film s’est trouvée peu à peu. Il y a eu plusieurs allers-retours entre le tournage, qui s’est étalé sur deux ans et demi (cinq sessions au Bénin et deux en France), et le montage.

© Les Films du Losange


Comment avez-vous préparé le tournage du départ des œuvres depuis le musée du Quai Branly ?

JDV : L’annonce de la restitution a été assez soudaine, comme la possibilité de la filmer. Il a fallu organiser le tournage très rapidement afin de filmer les œuvres de leur démontage jusqu’à leur arrivée à Cotonou. Suivre cette actualité historique nous a parfois mises dans le rush d’une agence de presse, parfois même aux côtés d’équipes de télévision qui couvraient ce même évènement. Ce n’est pas si fréquent, mais cela a été très stimulant Mais nous ne lâchions pas l’idée de faire un film de cinéma. Avec Mati nous avons parlé de certains films de Chris Marker, ou encore du documentaire Festival panafricain d’Alger 1969 , de William Klein, sans que ce soit des pistes littérales à suivre. Nous avons rapidement orienté la grammaire visuelle, toujours en interrogeant la place de ce regard.

Parlez-nous des choix d’image pour les filmer dans ce musée où elles dormaient depuis si longtemps…

JDV : Ces œuvres ont été pillées il y a plus d’un siècle, en 1892. La manière de filmer leur remise en mouvement était un choix très important. Dans les salles d’exposition, nous avons décidé d’être dans une écriture simple, de partir de plans d’abord fixes se transformant en lents panoramiques. Il y a eu aussi la découverte des matières de ces œuvres, de leurs couleurs, de leurs textures, et les questionnements pour les filmer au mieux.
Puis Mati voulait faire exister l’âme des œuvres et sa proposition artistique est très belle : la caméra est placée dans la boîte où l’œuvre va voyager et se laisse enfermer jusqu’à la pose du couvercle et le noir complet. Et la voix off se met à parler.

Dans le musée du Quai Branly vous avez filmé les couloirs des réserves, qui contiennent des milliers d’œuvres qui, elles, ne sont pas parties. Ce sont des plans fixes assez longs. Pourquoi ?

JDV : Sous le musée, derrière ces grandes portes blindées, des milliers d’œuvres et objets sont entreposées, sans être exposées au public. Des caméras de surveillance et des gardiens protègent l’accès à ces réserves. Ces plans cherchent simplement à faire ressentir la mise en réserve des œuvres.

Comment vous êtes-vous organisés pour pouvoir filmer le départ de Paris et l’arrivée au Bénin ?

JDV : Après avoir filmé la mise en caisse des œuvres à Paris, nous avons constitué trois équipes pour suivre le voyage en entier, sur trois jours. Yannick Casanova se chargeait de filmer le départ de l’avion dans un aéroport de Paris ; arrivées à Cotonou, Mati et moi avons filmé l’arrivée de l’avion sur le tarmac, la mise en camions, leur parcours dans la ville, ainsi que toute l’effervescence populaire autour du retour ; tandis que le réalisateur Christophe Nanga-Oli et l’opératrice Juliette Barrat couvraient les réceptions officielles et la cérémonie au palais présidentiel.

Les séquences qui suivent cette arrivée proposent des images à part, comme une vision artistique ou onirique du lieu. Pourquoi ?

JDV : Une fois les caisses arrivées, les âmes des œuvres sortent du palais présidentiel pour redécouvrir leur pays un siècle plus tard. Nous nous sommes alors demandé comment mettre en place cette errance, et quelle pouvait être la continuité grammaticale suite à leur mise en mouvement. Nous avons envisagé puis évincé l’idée de travellings ou d’un Steadicam, d’une part pour la complexité et le coût de ces solutions, mais aussi parce que nous entrevoyions que le film pouvait continuer à explorer ce que nous avions précédemment mis en place : nous avons donc gardé l’écriture notamment par des panoramiques très lents, et avons ajouté parfois des zoom in.
Nous avons beaucoup filmé dans les jardins du palais présidentiel, puisque c’est le premier lieu où se retrouvent les œuvres une fois enfuies. Que et qui voient-elles en premier ? Quelles plantes, quels végétaux ? Dans ces plans, Mati voulait que notre image soit très sensorielle, que nous filmions comme si nous pouvions capter les odeurs, la chaleur, et même l’humidité. Et bien sûr toute la palette de textures, de lumières, de couleurs.
Capter la nuit était un enjeu, en s’appuyant sur les réverbères ou sur des néons colorés, avec parfois des projecteurs additionnels, pour restituer ce que nous ressentions des nuits de Cotonou.

Quels ont été vos choix techniques pour restituer ces sensations imaginaires et pour l’ensemble du film ?

JDV : Comme je le disais, le tournage a été décidé en un temps très court : j’ai choisi la Sony FX6 pour son ergonomie, elle est petite, pratique pour voyager et se faufiler, et avec sa double sensibilité, elle peut s’adapter à différentes configurations de tournages. Je connaissais ses possibilités de rendus, que j’apprécie.
Mati aime filmer en longue focale, je lui ai alors proposé des optiques assez organiques, dont je connaissais les flous et les textures, les couleurs aussi : la majeure partie du temps, nous tournions avec le Fujinon 19-90 mm, et quelques séquences ont été faite avec l’Angénieux 25-250 HR. J’ai parfois utilisé des filtres Glimmer pour accentuer encore leur rendu très doux. Filmer certains plans au ralenti était aussi un moyen de figurer l’errance et la redécouverte.
Nous avions aussi une grande attention à la restitution des peaux foncées. J’ai beaucoup tourné avec Marine Atlan (directrice de la photographie) en tant qu’assistante et nous avons plusieurs fois fait des tests techniques pour filmer les peaux noires (pour Il pleut sur Ouaga ou Bablinga, de Fabien Dao). Savoir rendre tout type de carnation est un sujet important pour moi. Il n’y a pas de recette magique mais il y a une attention particulière aux expositions et aux contrastes à avoir en tournage, aux directions lumière également.

Photo Gildas Adannou (assistant réalisateur)


Cette attention particulière aux expositions a donc été votre plus grande préoccupation ?

JDV : Une des mes préoccupations techniques oui. J’ajustais les axes pour avoir la bonne exposition sur les visages. Je savais jusqu’où il était possible d’aller dans la dynamique de la FX6. Et pour les cas extrêmes, il se trouve que ni Mati ni moi ne craignons globalement la surexposition (d’un arrière-plan par exemple) et qu’à l’inverse nous voulions absolument représenter les visages avec justesse.

© Les Films du Losange


Parlez-nous de la troisième partie de Dahomey et du dispositif pour filmer le débat.

JDV : Le lieu du débat est au sein de l’université d’Abomey Calavi, près de Cotonou. C’est une sorte d’amphi avec des gradins qui mènent à la partie centrale, là où se trouve les contradicteurrices. Une des volontés de Mati était d’avoir les rushes en continuité pour qu’au montage il soit possible de monter coup sur coup les prises de parole et réactions.
Nous avions deux caméras qui se concentraient sur les paroles, une par moitié de salle. Je cadrais l’une, et l’opérateur Wens Chabi une seconde : nous avions un système de signes à l’intérieur de ce cercle pour savoir quand nous déplacer et où, et pour permettre des panos cassant et débordant notre découpage initiale de l’amphi.
En contre-haut, une troisième caméra, opérée par Yannick Casanova, devait aller chercher tout ce qu’il se passait en dehors des prises de parole ou d’écoute, dans le pourtour.
Tout l’enjeu était de trouver un système qui permette de se déplacer et de filmer précisément le moment, mais sans déranger la spontanéité des échanges. Comment mettre en valeur cette parole et comment être à la juste distance.

Avez-vous pu éclairer l’intérieur de l’amphi ?

JDV : Oui. Nous avions trois HMI (2 et 2,5 kW) loués sur place que nous avons fait rebondir sur des toiles blanches tendues, afin de rehausser les entrées de lumière des grandes baies vitrées, ce sur un axe.

Les personnes que vous filmez dans ce débat apportent un éclairage saisissant sur la symbolique de ce retour.

JDV : Ce débat permet en effet au spectateurtrice de comprendre toutes les charges que porte ce retour pour les Béninois eux-mêmes. La jeunesse béninoise pose les questions de ce qui fait culture et de ce qui fait pays, des langues jusqu’aux musées, des pratiques religieuses aux réalités économiques… et décrit la réalité prégnante du post-colonialisme. Ces séquences sont vraiment fortes.

Quel a été le plus gros travail d’étalonnage ?

JDV : Avec l’étalonneur Gilles Granier et Mati, nous avons continué la recherche des matières en continuant de préciser les peaux, notamment sur les plans rapprochés du débat, et en travaillant le grain. Nous avons fixé les colorimétries globales du film, des ocres et beiges des jours, jusqu’aux nuits bleu et néons.

Cela a dû être passionnant d’être les témoins des différentes réactions quant au retour de ces œuvres !

JDV : Oui, filmer ce retour a été une expérience incroyable, et un grand défi. Il y avait une grande charge émotionnelle, et une précision du regard à ne pas lâcher.
Je veux souligner aussi que la rencontre avec l’ingénieur du son Corneille Youssou, le premier assistant réalisateur Gildas Adannou, ainsi qu’avec les membres de la production exécutive (Hiris Production) et les autres techniciens béninois (Wens Chabi, Raffet Houessou et Jeff Attindegla), a été très précieuse. Lire les événements à leurs côtés permettait de travailler au plus juste.

(Entretien réalisé par Brigitte Barbier pour l’AFC)