Entretien avec le directeur de la photographie Bruno Delbonnel, AFC, ASC, à propos de son travail sur "Les Heures sombres", de Joe Wright
"De la fumée, du cognac et du latex", par François Reumont pour l’AFCQu’est-ce qui vous a plu dans Les Heures sombres ?
Bruno Delbonnel : À vrai dire, plus le côté humain qu’historique du projet. Tout le monde ou presque connaît cette période. Les phrases de Churchill sont si célèbres qu’elles sont même pour la plupart devenues des expressions populaires. Ce qui était passionnant, c’était de faire vivre à l’écran cette personnalité incroyable et d’emmener le spectateur malgré tout jusqu’au bout – même s’il connaît le dénouement.
Un homme qui trimballe derrière lui ses casseroles politiques et militaires et qui, pourtant, va devoir se retrouver premier ministre par défaut. Un amateur de champagne, de cognac et de cigares, père de quatre enfants qui pourtant sacrifie sa famille pour le pouvoir. Un écrivain (mais aussi peintre, même si on ne l’aborde pas dans le film) qui porte haut la valeur des mots et qui, grâce à son éloquence, fait basculer la situation. L’ambition du scénario était vraiment de célébrer cette puissance des mots, à l’image de la dernière scène du film où son discours si brillant lui permet de lancer le pays vers la guerre.
C’est une séquence qui se déroule dans le Parlement britannique, un lieu emblématique du film.
BD : La Chambre des communes était l’un de nos plus gros décors. On y revient trois fois dans le film, à des moments-clés. On a visité l’original mais on a vite constaté qu’il serait impossible d’y tourner. D’abord, parce qu’elle a été transformée en une sorte de plateau télé (les caméras retransmettent les débats en direct chaque semaine) avec boîte à lumière géante en "top light". Bien qu’autorisé en théorie à filmer dedans, le règlement très strict nous empêchait, en outre, d’y faire asseoir les comédiens !
Du coup, tout a été recréé en studio et on s’est inspiré de la version de l’époque de ce lieu (reconstruite après un bombardement en 1941), qui comportait alors des fenêtres. C’est depuis l’une d’entre elles que j’ai fait tomber ce rayon de lumière, très contraste, qui tape sur le décor et sur les comédiens entièrement habillés de noir. Une image presque en noir et blanc et un faisceau qui joue comme une sorte de cage de lumière pour les orateurs.
Le film joue très peu la carte des extérieurs…
BD : Historiquement, le printemps 1940 a été l’un des plus radieux à Londres. Ça faisait partie du script à l’origine. Mais, tournant en plein hiver au nord de l’Angleterre, inutile de dire que les choses se sont vite corsées. On a donc réduit au maximum ces scènes, les quelques restantes (comme travelling en point de vue sur les Londoniens depuis la voiture) étant rattrapées tant bien que mal à l’étalonnage.
En plus, le fait que Chris Nolan ait tourné son Dunkerque quelques mois auparavant nous a également fortement incités à supprimer les quelques scènes de guerre prévues à l’origine dans le script. Impossible pour nous de jouer dans la même catégorie ! D’un certain côté, Les Heures sombres peut se voir comme le complément plus intimiste du film de Nolan.
C’est même un film souterrain…
BD : L’idée qu’on partageait avec Joe Wright, c’était d’emmener le film vers une claustrophobie assez intense. Plus le film avance, plus les personnages s’enfoncent sous terre, dans des décors souvent exigus, à l’image de cette "War Room", recréée à partir de l’authentique pièce (que l’on peut visiter à Londres). Le petit cabinet où il téléphone à Roosevelt, par exemple, est inspiré de la réalité, une fausse porte de toilettes dans lesquelles il y avait le téléphone qui lui permettait de joindre Washington. La mise en scène nous a permis d’amplifier cet effet d’enfermement, en reculant la caméra et en créant cette petite cabine entourée de noir.
C’était aussi pour nous l’occasion de traduire ce basculement de l’histoire du royaume britannique. La fin d’un empire colonial, une aristocratie ruinée, la société qui bascule dans un ratatinement généralisé. De ce point de vue, c’est vraiment le tournant entre le 19e et le 20e siècle, un tournant personnalisé par cet homme politique qui est le premier d’un nouveau genre.
Comment avez-vous élaboré la rencontre nocturne avec le roi, qui clôt le deuxième acte ?
BD : J’ai de plus en plus tendance à considérer la lumière d’un film comme une sorte de partition de musique. Créer des mouvements rapides, des choses plus lentes, des sonorités douces ou bien plus dures… tout un tas de variations qui me permettent de jouer sur des idées, en fonction de la dramaturgie et des situations.
Sur cette scène, le premier ministre est en proie au doute, au bord du renoncement (Halifax le poussant à un compromis de paix arrangé avec les nazis via Mussolini). A la lecture du script, on ne savait pas trop comment l’aborder, rien n’étant précisé en dehors du fait que ça se passait de nuit, chez Churchill. Allait-elle se dérouler dans son salon, au coin de la cheminée, assis dans des canapés en cuir comme on pourrait se l’imaginer à première vue ? Jouer la chose apaisante entre ces deux personnages qui ne devaient pas se rencontrer – a priori – dans ces conditions.
C’est en réaction que l’on s’est dirigé vers l’opposé : un dialogue debout, dans cette pièce nue qui fait plus penser à une prison qu’à un intérieur d’aristocrate. La scène démarre d’ailleurs avec Churchill dans le noir, sa femme Clémentine ouvrant la porte et allumant l’ampoule nue au plafond, un peu comme un surveillant allume la lumière d’une cellule. Pour garder au maximum le contraste et cet effet minimaliste, j’ai tourné avec une simple ampoule tungstène 200 W à 1 000 ISO sur l’Alexa, m’aidant en simple complément d’un petit cercle de LEDs placé juste au-dessus du cadre, pour ramener le diaph qui me manquait. Bien sûr, l’ampoule est complètement brulée à l’image mais les ombres sont très dures et l’ambiance, je pense, sert cette scène cruciale.
Au sujet du maquillage, avez-vous rencontré des difficultés à l’image ?
BD : Comme Gary Oldman ne voulait pas prendre de poids pour le film, tout s’est donc fait par le biais du maquillage et des prothèses en latex. Pour atteindre le résultat, six mois de préparation en amont du film ont été nécessaires avec le maquilleur Kazuhiro Tsuji (Benjamin Buttons, The Grinch, Looper…). Je n’ai moi-même pas du tout été impliqué dans cette préparation. Seules deux sessions de prises de vues tests ont été faites peu avant le début du film et je dois dire que le résultat était à l’œil déjà bluffant.
Je n’ai eu absolument aucun souci de rendu sur l’intégralité du film, à l’exception d’un gros plan dans la séquence que j’évoquais avec l’ampoule nue au plafond, bien entendu à cause du très fort contraste imposé par ce dispositif, qui faisait apparaître parfois les bords de la perruque. L’autre défi a concerné Gary Oldman, qui passait trois heures par jour au maquillage, dont la moitié uniquement pour le visage. Et je n’évoque même pas les problèmes de rougissement de peau lors des scènes où il doit s’énerver, rendant son visage un peu bicolore (selon les parties couvertes de latex et les autres). Un challenge pour lui qui a consisté à conserver le plus possible l’esprit calme malgré sa voix qui pouvait parfois vraiment s’emporter !
Quelle est votre scène préférée ?
BD : Sans doute la scène du premier rendez-vous à Buckingham Palace. On y découvre un endroit, certes luxueux, mais un dans un état un peu miteux. Les fenêtres sont protégées par des planches de bois et l’obscurité y règne. La scène s’ouvrait par un très long travelling latéral qui couvrait une dizaine de pièces, avec 17 faisceaux lumineux placés dans des espaces laissés en haut des fenêtres (agrandis par rapport à la réalité historique). On ne voyait quasiment rien dans les ombres, et Gary Oldman pénétrait successivement dans chaque rai de lumière. A la fin de ce mouvement, on découvre les deux hommes se tenant face à face chacun dans un faisceau, comme obligés de se tenir dans la lumière pour pouvoir se voir.
Bon, malheureusement pour moi, le montage a presque entièrement supprimé ce beau travelling. Ça arrive ! Parfois je regrette que les monteurs ne participent pas à la préparation du film avec la lumière et la déco… Je pense que ça serait pas mal ! Joel Coen, par exemple, défend rigoureusement l’inverse. Pour lui, le montage est là pour prendre le matériel saisi au tournage… et en faire autre chose. Mais ce qu’il faut rappeler, c’est qu’il est lui-même à la fois le réalisateur et le monteur de ses films !
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
Production : Tim Bevan, Eric Fellner, Anthony Mc Carten, Douglas Urbanski
Décors : Sara Greenwood
Maquillage prothèses : Kazuhiro Tsuji.