Camerimage 2021
Karina Silva revient sur ses choix pour filmer "No Man of God", d’Amber Sealey
Sympathie pour le diableEntre 1984 et 1989, les rencontres au sein d’une salle d’interrogatoire entre le profiler du FBI Bill Hagmaier et le tueur en série Ted Bundy.
Quelle est la genèse du projet ?
Karina Silva : Je n’étais pas seule sur ce projet... A vrai dire, c’est un autre directeur photo qui devait le faire à l’origine en mars 2020, mais le Covid a un peu tout bouleversé dans la production, et le film a été repoussé. C’est là où j’ai été contactée, et on a dû commencer la préparation virtuellement. Quand j’ai finalement demandé à Amber, la réalisatrice, pourquoi elle m’avait choisie, elle m’a répondu que c’était parce que je lui avais promis de travailler plus dur que n’importe qui d’autre sur ce film !
La préparation en télétravail a duré trois semaines, sur Zoom. Ça n’était vraiment pas facile de bosser dans ces conditions. On a quand même pu faire un repérage en réel sur les décors, et puis la production s’est lancée sur 20 jours de tournage en octobre 2020.
Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce sujet ?
KR : J’ai vraiment adoré le scénario. Ce qui frappe à la première lecture, ce sont les personnages et, particulièrement, le tueur en série Ted Bundy. C’est tout sauf l’archétype de ce qu’on peut imaginer d’un tel monstre. Quelqu’un de très intelligent, avec un éducation supérieure. Il était aussi très séduisant, issu d’une famille aisée. Pour autant, le film ne fait aucun cas, ou très peu, des meurtres qu’il a pu commettre, au contraire de beaucoup de films sur les tueurs en série où c’est souvent la clé du suspens ou de la narration. Dans No Man of God, tout est raconté du point de vue de l’agent du FBI, et c’est la relation étrange qu’il tisse peu à peu avec lui qui est au centre du film. Bill Hagmaier, le vrai agent, était d’ailleurs consultant sur le film, nous faisant bénéficier de ses souvenirs et même écouter les enregistrements d’époque qu’il a conservés. C’était une grande inspiration pour la mise en scène.
Des images en tête ?
KR : Parmi les films auxquels j’ai tout de suite pensé, il y a Zodiac, de David Fincher. C’est encore un autre film d’époque qui parle d’un tueur en série, et de sa traque. La palette de couleur utilisée, le style du film, m’ont beaucoup inspirée. Avec le chef décorateur, Michael Fitzgerald, on a reconstitué le décor de la prison et de la cellule dans un ancien hôpital psychiatrique désaffecté à Pomona, près de Los Angeles. Il y avait une bonne base de départ car c’était un peu resté dans son jus depuis les années 1980. Le travail s’est surtout porté sur la palette de couleurs pour faire ressembler le lieu plus à une prison qu’à un hôpital. On a passé pas loin de douze jours à tourner dans cette cellule. Comme c’était un peu étouffant, le plan de travail nous a permis de casser un petit peu cette routine, et d’aller respirer parfois en alternant les quelques scènes tournées à l’extérieur.
Quelle était la direction principale ?
KR : Pour nous, l’intention était de ne jamais glorifier le personnage du tueur. Notre protagoniste, c’était Bill Hagmaier, et on a pris le parti de le mettre en valeur au contraire de Bundy. Certes, beaucoup de films de tueurs en série prennent le parti un peu inverse pour rendre ces personnages encore plus hors du commun mais nous, c’était pas notre truc. C’est pour ça que dès la première scène, on le cadre de manière un peu inhabituelle, en le plaçant délibérément en arrière-plan.
Au fur et à mesure des scènes dans cette cellule, et qu’une relation de confiance s’établit entre les deux hommes, on réalise à ce moment que Bundy est vraiment un personnage à deux facettes. C’est pour appuyer cette partie du récit que j’ai commencé à assombrir la cellule, pour faire ressentir cette plongée progressive dans les ténèbres. Mais ce dosage se devait d’être très progressif, de manière à ce que le spectateur ne le voit pas mais le ressente tout de même... Vous savez, tourner 80 % d’un film dans une pièce sans fenêtre, ça vous force à réfléchir à toutes les idées que vous pouvez mettre en œuvre à l’image.
Et sur les focales ?
KR : Oui, on évolue aussi dans le choix des focales. Tout a été tourné en focale fixe, avec une série Cooke S4 et deux caméras Arri Alexa Mini. Les premiers entretiens sont plutôt filmés avec des grands angle, en se plaçant assez près des comédiens. Peu à peu on a allongé les focales en s’éloignant en même temps pour garder plus ou moins les mêmes échelles de plans. Et puis, lors de leur dernière entrevue, dans le gymnase, là, on tourne vraiment au téléobjectif avec des plans parfois encore plus serrés.
En matière de lumière, j’ai fait installer une grande boîte à lumière juste au-dessus de la table, qui m’a servie de source principale. C’est en montant et descendant une jupe noire autour de la source que j’ai pu contrôler très simplement cette histoire de contraste entre le début du film, où les murs de la cellule semblent plus clairs, et la suite des entretiens dans lesquels le contraste s’intensifie. Ce dispositif s’inspire largement des vraies salles d’interrogatoire souvent éclairées par une ampoule nue au plafond. Pour les gros plans, j’ai veillé à ne jamais rien faire de plus sur Luke Kirby (Bundy), tandis que ceux sur Elijah Wood (Hagmaier) bénéficiaient à chaque fois d’un petit éclat dans les yeux.
Il y a une séquence vraiment à part dans la film, quand l’avocate prend les choses en main et que les interrogatoires ne sont plus seul à seul...
KR : Cette séquence est inspirée du look de ces portraits que les américains adoraient faire dans les années 1980. C’était un style d’image très populaire pratiqué par les boutiques de photographes, un peu partout dans le pays. Un dispositif qui était un peu toujours le même, avec ce fond éclairé de cette manière. J’ai voulu retrouver cette ambiance, avec une composition très symétrique, un peu à la Wes Anderson. C’est aussi un moment un peu particulier dans le film, où la comédie semble faire une brève apparition. On pensait avec Amber que c’était le bon moment pour tenter ce genre de choses.
L’opposition de trois personnages face à un seul, ce qui change aussi fortement avec tous les champs contrechamp entre ces deux hommes seuls qu’on a pu faire avant. Pour moi ça renforce aussi cette espèce de jeu que joue Bundy, comme dans une pièce de théâtre.
Parlons aussi de la dernière confession, dans le gymnase.
KR : Amber a beaucoup insisté et s’est battue pour obtenir ce décor. Ce que je trouve super c’est que c’est le moment le plus clair et le plus ouvert qu’on ait dans le film. Avec ses baies vitrées, ses tonalités de beige, et même le soleil qui rentre franchement dans le lieu. Et pourtant c’est de loin la scène la plus sombre et la plus terrible pour le protagoniste à qui le tueur va enfin se confier sans aucun filtre. C’était un moyen aussi de prendre le spectateur à contre-pied, de se placer dans l’exact opposé de tout ce qu’on avait fait dans le reste du film. Sur le cadrage, comme je disais précédemment, cette séquence a été tournée entre le 135 et le 150 mm.
J’ai aussi veillé à couper presque toujours une partie du corps ou du visage de Bundy, le faisant rentrer ou sortir du champ au gré de son interprétation. Hagmaier lui est cadré de manière plus conventionnelle, on est littéralement avec lui face à cette confession torturée.
(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)