L’éditorial de novembre
Par Gilles Porte, président de l’AFC« Tu ne pourras pas te tromper, il y aura une croix qui t’indiquera très précisément l’emplacement de la caméra, juste devant une gouttière... » Les mots de Pierre-William Glenn résonnent dans le train à grande vitesse qui m’emmène en direction de Lyon. Je ne fais pas le voyage seul. Willie m’a confié son plus fidèle lieutenant pour mener à bien une opération que tous les deux connaissent par cœur : La Sortie des usines Lumière 2020...
Masqué, Michel Galtier me fait face dans notre petit carré devenu immense en cette période de pandémie : « Tu as pris une cellule ? » C’est bien la seule chose qui m’accompagne avec mon verre de contraste et une veste d’ouvrier, en hommage à un bleu qui a colorié bien des sorties d’usines, fin 19e...
« Écoute-moi bien ! À partir de maintenant, on travaille au chrono. Parce qu’une minute d’écart ne veut pas dire forcément soixante secondes... Ça peut se transformer en années de placard. Crois-moi, j’connais la question... »[1]
Je me retourne. Dans notre compartiment, un homme s’excuse en reconnectant son casque audio à un petit smartphone afin que la voix de Jean Gabin devienne inaudible. Les yeux ronds de Michel s’allongent comme des amandes... Il sourit derrière son masque ! Lui aussi a reconnu les mots d’Audiard dans le chef d’œuvre d’Henri Verneuil...
« Nous serons aussi en noir et blanc... Le format sera du 1,33... Contrairement à Mélodie en sous-sol, ce sera muet... On aura la responsabilité de trois caméras... Une caméra Panavision Millenium XL2, fixe, assurera exactement le cadre des frères Lumière lorsqu’ils ont immortalisé la sortie de leurs usines le 19 mars 1895[2]... Ce sera un 40 mm Primo... Tu ne chercheras pas le cadre... Ce sera à quelques centimètres d’un mur.... Tandis que la Millenium filmera en argentique, une Sony F65, fixe elle aussi , placée juste à côté, avec la même focale, permettra de projeter dans une salle de l’Institut Lumière, quasiment en même temps, les images que nous ferons... Une troisième caméra, numérique aussi, te permettra de cadrer avec un 24-290 Angénieux les invités du festival, celles et ceux qui auront fait le déplacement. C’est la caméra que je pointerai... »
Entre une capitale qui s’éloigne et ma ville natale qui s’approche, je parcours un scénario que Jean-Marie Dreujou m’a fait parvenir. Jean-Marie aurait dû être à ma place mais il était indisponible... Son scénario s’intitule Manivelle et débute à Lyon, à la fin du 19e siècle, devant la sortie des usines Lumière, justement...
Que l’AFC est belle quand elle permet d’échanger et de parler du cinématographe !
Michel me raconte La Sortie des usines Lumière 2019, mise en scène par Francis Ford Coppola... Le cinéaste américain avait choisi de traverser l’Atlantique avec une petite caméra Pathé 1907... Seul son fils avait l’autorisation de l’opérer, en actionnant la manivelle... A l’instant "T", les invités du festival sortent un à un des usines Lumière, sous la direction de Francis Ford Coppola, assis au pied de sa caméra Pathé[3] qui fait un boucan d’enfer... Pierre-William cadre une F65... Michel la pointe.... Tous les deux fredonnent les paroles de la chanson Le Régiment de Sambre et Meuse[4], comme tous les opérateurs de l’époque quand ils tournaient des manivelles afin de maintenir le rythme régulier des 16 ou 18 images par seconde...
Les Coppola étaient-ils branchés pendant ce temps sur le tempo de La Chevauchée des Walkyries ? Toujours est-il que leur caméra Pathé 1907 s’enraye et que celles et ceux qui devaient incarner des ouvriers s’immobilisent !
Fort de son expérience sur des caméras Mitchell – fabriquées à Los Angeles ! –, Michel demande alors l’autorisation de glisser ses doigts dans la vieille caméra Pathé que tous regardent "comme une poule qui a trouvé un couteau !"
« La courroie qui entraîne le magasin et tout le mécanisme de la caméra était sortie de son couloir, tout simplement... »
Et voilà comment un coq Pathé se remet à chanter ! Comment la manivelle des Américains recommence à tourner ! Et La Sortie des usines Lumière 2019 peut être immortalisée !
Cette année 2020, pas d’Américains au 25, chemin Saint-Victor – aujourd’hui baptisé "rue du Premier-Film" – mais deux Belges aux commandes de La Sortie des usines Lumière 2020. Deux autres frères qui ont toujours préféré une épaule humaine et ses imperfections à une manivelle et la fixité d’un cadre.
Samedi 17 octobre... Le ciel est bas et lourd, comme dans un poème de Baudelaire ou dans un de leurs films. Certes, il y a moins d’ouvrières au sein du quartier de Monplaisir, dans le 8e arrondissement de Lyon, mais les frères Dardenne sont en forme ! Il ne faut pas quinze secondes pour qu’ils renvoient dans leur hangar les deux projecteurs et la toile que j’avais sortis... Kad Merad est choisi pour pousser le grand portail de l’usine... Thierry Frémaux pour enfourcher une bicyclette... et moi invité à mettre une caméra sur l’épaule avec le 40 mm Primo pour suivre Émilie Dequenne, masquée, comme tout le monde cette année, qui enfourche une mobylette afin de s’éloigner plus vite d’une usine qui a pu ouvrir ses portes malgré un couvre-feu qui met sous cloche tout un pan de la culture.
Plus tard, à la sortie d’une traboule, je retrouve Eva B. et Eva M., deux anciennes étudiantes rencontrées aux portes de la CinéFabrique et de l’École Louis-Lumière pour me poser avec elles devant des photos prises en marge de certains tournages de Wong Kar-wai. L’une d’entre elles nous attire plus que les autres. Elle représente le cinéaste hongkongais en pleine discussion avec son directeur de la photographie, Christopher Doyle, à l’origine de plusieurs de ces images fixes.
Qu’un art est beau quand il est à ce point conjugué !
À l’heure où le secteur culturel est en grand danger et que certains s’apprêtent plus que jamais à couper davantage dans le budget des arts pour l’effort d’une guerre, je souhaite qu’ils s’interrogent encore et encore… Car si faire fonctionner des usines et des courroies demeure une nécessité, proposer des regards artistiques à celles et ceux qui en ressortent m’apparait tout autant nécessaire...
[1] Jean Gabin dans Mélodie en sous-sol (Henri Verneuil,1963 – Dialogues Michel Audiard – DP Louis Page)
[2] Les Frères Lumière - 1895 - La Sortie des usines Lumière
[3] Vidéo de La Sortie des usines Lumière 2019
[4] Au rythme de Sambre et Meuse
En vignette de cet article, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Thomas Valette et Gilles Porte règlent un cadre de La Sortie des usines Lumière 2020 – Photo Sandrine Thesillat / Institut Lumière – Festival Lumière