Le cadeau de Matthieu

Par Julie Wolkenstein

La Lettre AFC n°282

Lors des obsèques de Matthieu Poirot-Delpech, samedi 2 décembre 2017, Julie Wolkenstein, sa "sœur", a pris la parole et lu le texte qui suit.

Merci à vous qui êtes là, et à tous ceux qui ont autrement manifesté leur amour.
L’amour que nous portons tous à Matthieu, amour que son charme inspirait si naturellement que nous nous y étions habitués, sans penser à le mesurer. La mesure de cet amour, c’est sa mort, depuis samedi, qui commence à nous la faire prendre. Et ce n’est pas fini. Ça, ce n’est pas fini !

Quand j’avais votre âge, Madeleine, Clémentine, j’avais un grand demi-frère : Matthieu. Ce "demi", surtout pour un si grand frère, devait me paraître bizarre, mais j’étais obéissante, avec les mots, je ne me posais pas de questions.
Quand j’avais votre âge, Madeleine, Clémentine, et que je passais mes vacances à Saint-Pair avec Matthieu, je ne le voyais pas beaucoup. La nuit, il sortait avec sa bande de copains, les Babouins, et dans la journée, il dormait.
Mais lorsque je le croisais avec de nouveaux amis et qu’il me présentait à eux, il ne comptait pas la "demie". Il ne disait pas : « Ma demi-sœur ». Il disait : « Ma sœur ». Et j’étais fière. Je ne crois pas avoir connu beaucoup de moments de fierté équivalents : ce grand et magnifique garçon, que toutes mes amies adoraient, j’étais donc « sa sœur ».

Matthieu, comme me l’a dit l’une d’elles dimanche, ne se laissait pas facilement découvrir. Je crois qu’il ne cultivait pas le secret, mais simplement qu’il était profond, et que, de sa profondeur, il restait toujours quelque chose de nouveau à découvrir.
Cela avait peut-être aussi à voir avec son goût prononcé pour les déguisements (de homard, de babouin, de cochon, de tout et de n’importe quoi). Ses pitreries (Matthieu fait le chien, Matthieu crie « Caca ») déguisaient sa timidité. Son impertinence et son anticonformisme parfois adolescents révélaient, dans de brusques moments de sérieux, une révolte mûrie, engagée, active contre l’injustice.
Une révolte d’émotif aussi, de cœur tendre. Son travail artistique reposait et sur cette sensibilité et sur ce sens de la justice, ou plutôt, dans son domaine, de la justesse.

Dans la navigation aussi il trouvait à satisfaire ces deux passions : pour les émotions fortes et pour la précision mathématique des distances, des axes, des mouvements.

Avec Sarah, Madeleine et Clémentine, il n’a pas seulement partagé tout cela, qui le constituait. Il le partageait déjà avec beaucoup d’entre nous. Avec vous trois, il a enfin pu le transmettre, le déployer, le multiplier. En témoignent les milliers de photos de vous, prises en mer, sur le bateau, et qu’il passait ensuite des heures à retravailler sur son ordinateur, dans la bibliothèque de la Roche Sainte Anne, entre deux éclaircies ou deux apéros. Souvent, là-bas,
cela coïncide.
Sarah, quand j’avais ton âge, Matthieu nous a fait ce cadeau de te faire entrer dans nos vies.
Pour toujours. Tu peux compter sur nous.