Camerimage 2024
Lennert Hillege, NSC, et la réalisatrice Sandhya Suri répondent au public après la projection de "Santosh"
"Le mâle, probablement", par François ReumontEn montant sur scène à l’issue de la projection, Sandhya Suri insiste tout d’abord sur sa volonté de fournir une vision extrêmement détaillée, réelle et courageuse de la vie en Inde, et des rouages de fonctionnement de la police. Pour cela, elle décrit un long parcours d’écriture depuis le laboratoire d’écriture du festival de Sundance en 2016, où elle travaille sous l’égide de scénaristes comme Zachary Sklar (JFK, d’Oliver Stone) ou Thomas Bidegain.
Jusqu’alors uniquement réalisatrice de documentaires, Santosh est son premier long métrage de fiction. Et ce n’est donc pas par hasard que le réalisme infuse dans chaque séquence, dans chaque plan. « En fait, à l’origine », explique-t-elle, « je voulais réaliser un documentaire sur la violence subie par les femmes en Inde. C’est en tombant sur l’image d’une policière face à des manifestants à la suite de l’affaire nationale du viol collectif dans un bus à New Dehli (2012) que l’idée du personnage principal m’est venue. Et peu à peu l’évidence qu’il fallait écrire une fiction. Car de toute manière réaliser un documentaire sur un tel sujet dans la police en Inde était impossible ».

Lennert Hillege, le directeur de la photographie néerlandais à qui elle a confié son projet, connaissait déjà un peu l’Inde, puisqu’il y avait déjà filmé un long métrage en 2009 (Bollywood Hero, de son compatriote Dierderik Van Rooijen) : « Mais cette fois-ci, j’avoue que c’était très différent. Une expérience extrêmement rude physiquement et psychologiquement... Avec un rythme de travail qu’on a du mal à imaginer ici, 6 jours sur 7, avec même des gens de l’équipe de production qui se retrouvent à travailler 7/7... Moi, je crois beaucoup à cette sorte de protection de l’espace créatif, qui nécessite forcément un peu de temps mort, de relâche pour prendre les bonnes décisions sur un film. Et là, même si Santosh n’était pas un film très compliqué sur le papier, la sensation de se retrouver dans ce rythme effréné, avec seulement un pointeur, un chef opérateur du son et un producteur français avec vous et tout le reste de l’équipe locale vous met beaucoup de pression mentale ».
Le film étant tourné au nord de l’Inde, dans une région assez rurale, et en décors naturels, il est en rupture avec les méthodes traditionnelles du cinéma indien où tout est reconstitué soit en studio, soit dans des backlots coupés du reste de la ville. « La volonté de Sandhya était de tourner de manière très simple, souvent à l’épaule, en mélangeant à l’écran les acteurs professionnels et les autres et en conservant à chaque fois cette relation avec la réalité qu’elle évoquait. En nous installant dans les différents lieux du film, on était souvent confrontés à une foule de badauds, curieux de nous voir débarquer avec notre équipe et nos projecteurs, surtout la nuit. Il en résultait une sorte de jeu du chat et de la souris, qui consistait à installer une séquence sur un premier décor, puis de laisser les lumières en place pour partir quelques rues plus loin en préparer une autre... Le temps que les curieux se dispersent et aillent sur le deuxième, nous laissant généralement un créneau d’un bon quart d’heure pour filmer tranquillement sans être dérangés. »

Impressionné par la qualité et la précision des équipes, le directeur de la photo évoque aussi les enjeux quand on évolue dans une telle connexion à la réalité proche du documentaire : « Bien sûr le producteur local avait sélectionné une équipe habituée à travailler avec des étrangers. Ils étaient tous très expérimentés et de formidables techniciens quel que soit le poste. Ce sont des gens très en contact avec la narration, et très ouverts. Par exemple, ils ne vont jamais vous faire ressentir un quelconque mépris ou surprise. C’est une vraie différence avec l’Europe où vous savez pertinemment qu’avec certaines équipes vous ne pouvez pas demander certaines choses sans les avoir au minimum anticipées. En Inde, vous pouvez vraiment poser n’importe quelle question. Leur créativité sur le plateau est sans limite... Seul paramètre : leur école et leur tradition restent celles du film de studio où tout est extrêmement contrôlé. Et il faut savoir parfois un peu bousculer ces habitudes pour retrouver plus d’authenticité. »

Parmi les scènes-clés du film, la traque nocturne de Saleem. Tournée, là encore, en réalité dans un quartier commerçant musulman, Lennert Hillege se souvient de ce moment à part : " Là, on est vraiment dans le semi documentaire. Beaucoup de plans volés dans ce quartier où je me souviens se trouvaient des dizaines de boucheries, avec une ambiance olfactive assez agressive. On pensait d’ailleurs incorporer ces alignements de carcasses de viande dans la scène, mais on a finalement décidé de ne pas trop les montrer de peur d’être trop didactique. C’est d’ailleurs l’une des démarches de Sandhya, faire confiance au spectateur, et lui expliquer frontalement le moins possible les choses à l’image ou au son. Dans cette scène, je me souviens que c’est le lieu qui prend le dessus. Santosh se sent comme dans un pays étranger, et réellement en danger. On veut la montrer perdue c’est certain. Et puis ensuite, il y a cette sorte de bâtiment, d’hôtel dans lequel elle s’introduit. Un authentique hôtel, avec ses occupants. Des vaches, je me souviens, vivaient au rez-de-chaussée. Là, on s’est contenté de changer quelques ampoules pour maîtriser un peu les sources, mais tout est tourné en lumière disponible, dans une ambiance très sombre. Sur cette scène, comme le reste du film, nous sommes en Alexa Mini LF à l’épaule, avec une série Zeiss Signature Prime. »

Une caméra épaule revendiquée par la réalisatrice, même si elle avoue avoir opté pour des plans plus posés dans le dernier acte du film : « Si vous prenez la scène du restaurant où Santosh et Sharma, sa supérieure hiérarchique, s’expliquent, là, on est vraiment dans du champ-contre-champ très fixe. Je voulais sur cette scène une certaine évidence, une solennité dans l’importance de l’échange. Il y a un peu de cette scène entre Al Pacino et Robert De Niro dans le troisième acte de Heat dans cette scène ».
Autre scène centrale abordée par le public à Toruń, celle de l’interrogatoire tragique de Saleem, scène sur laquelle le son et l’image se dosent pour évoquer plus que montrer. La réalisatrice la décrit ainsi : « Cette scène, je me souviens qu’on l’avait découpée en deux parties. Tout ce qui se passe avant que Santosh ne mange le samosa, et tout ce qui se passe après... Avec cette caméra qui reste ensuite collée à elle... Le passage à l’action de Santosh étant ensuite caractérisé par ce panoramique énergique à l’épaule et le son des coups de ceinture qui évoque la brutalité de cette scène de torture, sans vraiment montrer frontalement ».

Questionnée sur la carrière de son film en Inde, Sandhya Suri reste encore incertaine : « On est encore à la recherche d’un distributeur indien assez courageux... Le film n’ayant bénéficié d’aucun financement indien direct (une coproduction franco-britannique et allemande) à part du crédit d’impôt automatique pour tout film étranger venant dépenser de l’argent sur le territoire.
Après avoir trouvé ce distributeur, il faudra aussi passer par le comité de censure indien, qui va voir le film et nous transmettre le cas échéant les coupes éventuelles à faire pour qu’il puisse sortir là-bas. Mais j’ai bien peur que ce ne soit pas l’affaire d’une ou deux scènes, plutôt du film en entier et de son propos... D’autant plus que j’ai voulu cette histoire comme un miroir tenu à la face des spectateurs. En leur proposant de leur poser des questions... plutôt que de leur donner des réponses ».
(Propos de Lennert Hillege et Sandhya Suri rapportés par François Reumont pour l’AFC)
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