Retour sur Camerimage 2015
par Manuella Jean, diplômée de l’ENS Louis-Lumière, option Cinéma, promotion 2013-2015À l’arrivée à Bydgoszcz, le ciel était maussade. Pourtant, dès l’entrée dans l’Opera Nova, spot central du festival, l’effervescence du lieu m’a embarquée dans le voyage : des stands de constructeurs et vendeurs de matériel lumière/caméra côte à côte dans une espace circulaire, des visiteurs – mêlant étudiants, passionnés de cinéma, chefs opérateurs – qui se déplacent en grand nombre pour aller regarder le matériel exposé ou se dépêchent d’accéder à une salle de projection... Pendant le festival, Bydgoszcz est une véritable fourmilière.
The Look of Silence , réalisé par Joshua Oppenheimer
Ma révélation du festival. Il y a des films vus en festival qui restent en mémoire. The Look of Silence est entré dans mon panthéon des films documentaires. Un film marquant, fort émotionnellement et surtout nécessaire. Il fait suite à The Act of Killing (2012), que je n’avais pas encore vu au moment du festival. Les deux films sont indépendants mais se complètent et s’enrichissent mutuellement.
Sans entrer dans les détails historiques et politiques (non présents dans le film), en 1965, de 500 000 à 1 million de communistes sont massacrés en Indonésie par les milices du parti musulman et du parti national indonésien sous couvert des représailles du coup d’État du 30 septembre 1965. Ces massacres ont parfois été perpétrés par des civils. Personne n’a été inquiété et dans certains villages, les familles des victimes vivent à côté des assassins. De même, les commanditaires occupent aujourd’hui des postes importants de l’administration du pays.
Le film suit Adi, un ophtalmologue dont le frère aîné a été tué lors du génocide. À travers ce documentaire, il entreprend de comprendre cette tragédie. Au début du film, Adi regarde les rushes du tournage de The Act of Killing, dans lesquels les tueurs de son frère s’expriment face à la caméra. Non sans fierté, chacun relate les crimes violents qu’il a commis : massacre à la machette, étranglement au câble… Ils considèrent les massacres commis comme des actes d’héroïsme. Des plans nous montrent Adi regardant ces images et écoutant en silence. Durant tout le déroulé du documentaire, Adi va aller à la rencontre des responsables du génocide, avec la complicité du réalisateur qui les a déjà côtoyés lors de son précédent tournage.
Le principe de ces rencontres est quasiment toujours identique : il effectue une consultation ophtalmologique pour un patient, règle sa prescription de monture, puis commence à poser des questions, d’abord anodines, sur l’âge du patient par exemple, puis il aborde la question des massacres. Il les aide à mieux voir au sens propre comme au figuré. Il leur demande un retour sur leurs actes passés. Les hommes interrogés répondent à certaines questions avec des rires. Le réalisateur place parfois un contre-champ sur Adi pour marquer la violence avec laquelle ces rires inappropriés l’atteignent. Enfin, quand Adi explique qui il est, c’est-à-dire le frère d’un des hommes dont ils sont responsables des meurtres, ils se braquent aussitôt, se sentant soudain piégés.
Les assassins se retranchent derrière des répliques qui sont invariablement les mêmes au cours du film : « The past is the past. » « Don’t ask deep questions. ». Ils refusent d’aborder les questions politiques ou d’admettre une quelconque responsabilité. Le sang-froid dont fait preuve l’ophtalmologue pendant tout le film est admirable. Lors d’une séquence, il est à un mètre d’un des assassins, aujourd’hui âgé, fragile, presque drôle avec son système optique sur le nez, il pourrait se venger en un instant. Mais non, Adi attend seulement que la vérité soit dite et elle ne l’est jamais. L’absence de mots d’excuses ou de remords est insoutenable.
Certains tortionnaires changent radicalement de comportement, jusqu’à le menacer. Adi cherche à évoquer les raisons du génocide. Qu’avaient fait de mal ces communistes pour qu’on les massacre ainsi ? Étaient-ils seulement membres du PKI ? Les réponses ne sont que discours de propagande : ils n’avaient pas de religion, n’allaient pas à la mosquée, trompaient leurs femmes.
À ce sujet, l’une des séquences, filmée dans une école, est éloquente. L’enseignant, très pédagogue et impliqué dans son cours sur le génocide, explique aux enfants à quel point les communistes sont cruels et les tueurs qui les ont massacrés sont des héros.
Deux séquences se répondent : l’une dans laquelle Adi rencontre la famille d’un des meurtriers décédés depuis le tournage de The Act of Killing. Ils refusent de reconnaître qu’ils sont au courant même après le visionnage des rushes où leur père/mari raconte ses crimes. L’autre se déroule en présence du meurtrier devenu gâteux et de sa fille. Elle est la seule à s’excuser pour les actes commis par son père, invitant à l’espoir sur la cohabitation des générations à venir.
Le film est heureusement ponctué de moments drôles qui contrebalancent la violence des séquences de confrontations : des séquences avec la famille d’Adi. Sa mère prend soin de son père sénile qui n’hésite pas à chanter pour la caméra. Ses enfants sont filmés jouant et s’amusant avec innocence. Le moment où Adi explique à sa femme sa démarche est celui qui m’a le plus touchée. Elle ne comprend pas qu’il ait fait prendre autant de risques à sa famille dans sa quête de réponses (ils devront déménager après le tournage pour éviter les représailles).
Les regards d’Adi face aux responsables du meurtre de son frère, longuement filmés et mis en valeur, prennent à partie les spectateurs. L’engagement du documentaire ne se situe pas seulement dans le choix de traiter ce sujet épineux mais dans la manière de le traiter : en ne prenant pas la place des victimes collatérales du génocide à même de chercher réparation.
C’est une de ces victimes collatérales qui cherche des réponses et les spectateurs sont des témoins de cette démarche. Le documentaire donne un point de vue, mais ne construit pas un discours militant. Ce sont les silences des meurtriers interrogés, leurs rires, leurs réactions, l’absence de remords, leurs menaces, qui, filmés, les accablent et prouvent leur responsabilité aux yeux du spectateur.
Grâce à ce film, Joshua Oppenheimer et Adi font connaître un pan d’histoire trop ignoré et rendent non totale l’impunité des responsables du génocide. Lorsque j’ai appris que le film avait reçu le Grand Prix de la compétition des longs métrages documentaires, la récompense m’a paru pleinement justifiée. Elle honore l’importance d’un tel film pour la mémoire collective.
Où il est question de l’intérêt de la 3D au cinéma
Le lundi soir, l’AFFECT organisait un dîner avec de nombreux invités. J’étais assise à une table avec des étudiants de différentes écoles. L’un des invités, dont le nom m’échappe, a lancé la conversation sur le thème de la 3D. Il défendait fortement les possibilités extraordinaires offertes par la 3D. Il comparait l’arrivée d’une 3D réussie à l’arrivée du son au cinéma. Pour lui, la 3D permet de donner plus d’informations et va dans le sens du progrès. Le progrès étant défini ici par sa capacité à rapprocher le cinéma de l’expérience de la vision humaine.
Aucun consensus n’a été obtenu lors de cette discussion, mais elle nous a donné une chance d’échanger des points de vue sur le bien-fondé ou non de l’émergence de films en 3D dans les salles obscures et d’interroger l’avenir de cette technique. Le débat m’a personnellement permis de formuler mes réticences concernant la 3D. Les films en 2D, dans un espace différent de ce que nos yeux perçoivent chaque jour, permettent une mise à distance avec les histoires racontées, un recul sur le monde qui nous entoure à partir du point de vue d’un cinéaste.
C’est ce qui me fait aimer le cinéma. Si la 3D atteignait une perfection dans son rendu, une vision proche de la vision humaine, le recul serait-il encore possible ? Si j’extrapole, aller voir un film se transformerait en l’expérience/ le partage d’une autre vision humaine, un point de vue non distancié.
Un étudiant de l’école de Lódz soulignait que la 3D était une mode, qui revenait régulièrement au fil des décennies. La révolution 3D n’est pas lancée, la technologie n’étant pas encore parfaite. L’arrivée du son a abouti à la fin des films muets, comme la couleur a pris fortement le pas sur les films en noir et blanc, devenus des cas minoritaires. L’arrivée des projecteurs numériques a signé la mort de la pellicule. Est-ce que l’avenir de la 3D est de remplacer la 2D ? Je ne suis pas d’accord avec cette idée.
À mon avis, la 3D est un autre art, cinématographique certes, mais un autre art. Comme le cinéma n’a pas remplacé le théâtre ou la littérature, le cinéma en 3D ne devrait pas prendre la place du cinéma en 2D. C’est un autre moyen de raconter des histoires. La question actuelle est de déterminer les intérêts artistiques de ce nouveau moyen. L’expérience en 3D apporte-t-elle un supplément qualitatif pour les spectateurs ? Beaucoup de films en 3D jouent actuellement sur l’aspect "spectacle", rendant l’expérience filmique plus dynamique et divertissante. La narration n’est alors pas modifiée par la 3D. Or, la technologie ne devrait-elle pas toujours servir un sens ? Pourquoi ne pas choisir les possibilités offertes par la 3D pour raconter une histoire différemment, au même titre qu’on fait le choix d’un format, d’un type d’éclairage, d’un support d’enregistrement ?
Le seul film qui m’ait convaincue en 3D était Pina, de Wim Wenders, car la 3D offrait la possibilité d’être avec les danseurs sur scène, de les sentir évoluer. J’y avais perçu un intérêt novateur. J’attends toujours un autre film avec une 3D utile/indispensable. Il faudrait aussi pour cela questionner le langage cinématographique en 3D. La question de l’avenir de la 3D est étroitement liée aux enjeux du cinéma défendus par les artistes/techniciens du métier. Se mettre autour d’une table et en parler a été l’une des expériences les plus enrichissantes de ce festival.
Mon coup de gueule
La compétition des films étudiants s’est révélée plutôt décevante. La sélection est clairement réalisée sur le travail de l’image ce qui favorise les courts métrages à l’esthétique magnifique, techniquement parfaitement maîtrisés (Post-Mortem et Vicious en sont des bons exemples) mais dont l’intérêt scénaristique est absent ou l’histoire submergée par le travail de la lumière. Nous en revenons à la question de la visée d’un film de cinéma. L’image est supposée être au service du récit et de l’enjeu du film à mon sens. L’histoire ne devrait pas être un prétexte pour une belle image, une esthétique trop "macrophage" ou tape-à-l’œil. Certains films tournaient vers la parodie de bandes annonces marketing pour des optiques et des filtres.
En bref
Quelques flashes de cette semaine chargée à retenir :
- Étudiants de Louis-Lumière rentrés en pirates à la soirée Technicolor, nous avons suivi Céline Tricart qui nous a livré avec beaucoup de sympathie ses conseils sur la manière de se "vendre".
- La Conférence passionnante de Garrett Brown sur le Steadicam® et sa prestation parfaitement préparée et menée comme un show à l’américaine : plaisanteries bien placées, anecdotes fréquentes, exposé passionnant - car passionné - d’un bout à l’autre.
- Reclaim the City : documentaire sur l’insurrection de Varsovie et ses 250 000 victimes civiles. J’ai découvert – et au moins partiellement saisi – la fierté des Polonais pour ce choix du soulèvement grâce au didactisme de ce film, plus télévisuel que cinématographique. Si j’ai détesté la forme, le fond m’a appris beaucoup de faits historiques que j’ignorais.
- Rencontrer Chris Menges après avoir vu les images sublimes de Michael Collins.
Goûter les excellents dumplings polonais.
Je remercie l’AFFECT de m’avoir donné la chance de vivre cette superbe expérience.
NDLR - Sont membres de l’AFFECT : Aaton-Digital, K 5600 Lighting, Thales Angénieux et Transvideo.