Retour sur la conférence, suivie d’un entretien, de Lol Crawley, BSC, à propos de "White Noise", de Noah Baumbah

"Family Trip", par Clément Colliaux
De retour dix ans après sa dernière venue à Camerimage, Lol Crawley, BSC, est venu présenter durant cette édition le nouveau film Noah Baumbach (Frances Ha, Marriage Story…), prévu pour une sortie sur Netflix le 30 décembre. Pour son projet le plus ambitieux, le réalisateur adapte le roman éponyme de Don DeLillo, White Noise. A l’occasion d’une conférence et d’une interview en tête-à-tête, Lol Crawley est revenu en détails sur le tournage de cette épopée familiale, qui se retourne avec un regard critique et amusé sur la société américaine des années 1980. (CC)

White Noise plonge dans l’image d’Épinal d’une petite ville américaine où le professeur d’université Jack Gladney et sa femme Babette (Adam Driver et Greta Gerwig, habitués des films de Noah Baumbach) vont mener tant bien que mal leur large famille recomposée à travers des incidents aussi intimes que spectaculaires. « Le roman date de 1985, et nous voulions retrouver le style des films de l’époque. Noah tenait à tourner en 35 mm avec des optiques anamorphiques, qui font beaucoup pour cette esthétique », explique Crawley. « Même les plans en drone, souvent réalisés en numérique, ont été tournés en pellicule. Je crois même que Bruce McLeery, chef opérateur de la deuxième équipe, a utilisé un peu de VistaVision pour des effets spéciaux. »

Lol Crawley - Photo Sylwester Rozmiarek
Lol Crawley
Photo Sylwester Rozmiarek


Crawley et Baumbach puisent ainsi dans plusieurs références contemporaines au récit. Mélange des genres, le film est divisé en trois grandes sections : d’abord, l’utopie (ou la dystopie) consumériste, entre des maisons de banlieue et un immense supermarché typiques de l’époque. Le chef opérateur s’inspire alors du style d’Adrian Lyne ou du Manhunter (Le Sixième sens, 1986) de Michael Mann (photographié par Dante Spinotti, ASC, AIC) pour les nuits à la lumière bleutée plus découpée et les rayonnages du supermarché à la Andy Warhol ou Andreas Gursky. « J’essaie toujours de mettre en lumière plutôt que d’éclairer », précise-t-il. « Dans le supermarché, on ne veut pas simplement tout allumer et ajuster son exposition. Il faut trouver un équilibre entre donner de la liberté aux acteurs, rester fidèle au lieu et modeler une image satisfaisante. » Crawley cite également Rencontres du troisième type (Steve Spielberg, 1977), qui fait le pont vers la section centrale du film qui lorgne vers la science-fiction, avec l’irruption d’un grand nuage noir potentiellement toxique qui force la famille Gladney à un exil momentané. Crawley reste fidèle à cet héritage : « Les effets spéciaux du nuage devaient davantage ressembler à ceux de S.O.S. Fantômes [Ivan Reitman, 1984] qu’à ceux d’un film des années 2020 ». Enfin, la dernière section de White Noise plonge dans le film noir, plus contrasté et coloré. « Les rouges et les verts pour le décor du motel viennent notamment de Robby Müller (NSC, BVK) sur Paris, Texas (Wim Wenders, 1984) ou ses photographies, en évitant de systématiser et symboliser l’usage de certaines couleurs à la Vittorio Storaro. » Les mouvements de caméra s’adaptent également : « Jack est d’abord un personnage très tempéré, mais quand il se lâche, la caméra aussi. Un mouvement évoque un plan de Blow Out (Brian De Palma, 1981) où la caméra tourne autour de John Travolta, le perd momentanément et le retrouve, ou les films d’Antonioni où les acteurs sont souvent des passagers dans le cadre. »

Photogramme


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Malgré cette envie d’un style vintage, Lol ne s’est pas privé d’utiliser de nouvelles technologies en parallèle du 35 mm. « Il ne faut jamais se laisser dicter quoi faire par une technique », dit-il. « Par exemple, j’adore la caméra épaule, et quand j’en utilise, je me demande vraiment si c’est seulement par goût ou parce que c’est approprié. À affirmer qu’il faut tourner en pellicule, on sert ses propres envies plutôt que le film. Mais j’adore la pellicule, et contre-intuitivement, j’ai l’impression que mes images en 35 mm sont plus audacieuses qu’en numérique. Peut-être parce qu’il y a toujours cet élément de surprise quand elles reviennent du laboratoire. Mais ça me tient éveillé la nuit, la pression de mettre tout le temps et l’argent de la production dans cette petite fenêtre ! » Plusieurs séquences complexes ont demandé au chef opérateur de croiser, comme un "patchwork", les différentes techniques. Une longue séquence nocturne suit les Gladney dans leur voiture quitter leur pavillon en urgence, traverser leur quartier et rejoindre une autoroute bondée. L’un des plans navigue à 360° à l’intérieur du véhicule entre les différents membres de la famille sur plusieurs minutes. « Comment le faire ? Pour de vrai ? Sur fond vert ? Finalement, nous avons opté pour une voiture avec un poste de pilotage sur le toit. La caméra y est montée vers le bas, sur des sliders, et filme par un trou dans le toit à travers un prisme. Cela permet de limiter l’encombrement dans l’habitacle, mais on perdait plusieurs stops d’exposition. Parce qu’on suit simplement une famille dans sa voiture, on pourrait s’imaginer que c’est simple, mais c’est illusoire. » D’autres plans sont réalisés avec la voiture sur une remorque, plus simple pour avoir le décor et les lumières qui défilent, mais trop lourd en termes de logistique. « C’était très compliqué pour Noah et les acteurs, qui devaient tourner au milieu de la nuit et attendre longtemps qu’on se remette en place pour chaque prise. On a donc choisi de tourner plusieurs plans dans le volume [un plateau entouré d’écrans LED qui diffusent en direct les pelures du décor]. Je pouvais mieux contrôler la lumière, et offrir tout le temps gagné à Noah. Il faut trouver des solutions qui fonctionnent pour nous, mais aussi pour le réalisateur et les acteurs. »


Le travail avec les comédiens est primordial pour Noah Baumbach, qui écrit très précisément ses dialogues et multiplie les prises. White Noise autopsie la cellule familiale américaine ; les deux substances mystérieuses qui motivent le récit, le nuage potentiellement toxique à l’extérieur, et une boîte de pilules non-identifiées cachée à l’intérieur de la maison, que Babette ingère régulièrement et qui inquiète sa fille, sont finalement des prétextes pour exposer les limites du modèle dans lesquels les personnages s’inscrivent. Leurs angoisses, notamment la peur de la mort qui est au cœur du film, sont absorbées dans le "bruit de fond" des discussions, comiques et incessantes, qui poussent le montage rapide du film à jongler entre tous les acteurs dont les répliques se chevauchent. « Personne ne s’écoute vraiment, et ce babillage se retrouve au niveau visuel », explique Lol, « notamment dans la séquence où on découvre la famille. Puis, comme dans un plan des Enchaînés (Alfred Hitchcock, 1946) qui se resserre pour isoler un batteur au fond du plan, on zoome sur la pilule de Babette. » Il nous parle également d’une séquence de dialogue particulièrement délicate où Jack et son collègue Murray (Don Cheadle) serpentent au milieu d’un camp de fortune. « On devait tout faire en une nuit. C’était le dernier jour de Don Cheadle, le soleil menaçait de se lever… On a d’abord voulu installer un long rail de travelling, qui nous servirait à couvrir le champ puis le contre-champ. Mais quelque chose n’allait pas, et on a préféré utilisé un Steadicam, même si Noah n’aime pas spécialement ça, pour que les acteurs soient plus libres et que l’on sente vraiment qu’ils traversent un dédale, et essayant de couvrir un maximum du dialogue durant chaque prise. Où mettre les projecteurs ? On pouvait justifier quelques sources, mais il fallait avoir un niveau minimum constant. Sur les scènes de nuit, on veut que les acteurs entrent et sortent de la lumière, mais on ne peut pas risquer d’avoir des répliques importantes dans un moment trop sombre. On a donc triché et utilisé les projecteurs des hélicoptères qui balaient la zone pour justifier d’avoir de la lumière entre les autres zones éclairées par les autres sources. »


Finalement, Lol Crawley adresse la question de la sortie du film sur une plateforme de streaming. Si la résolution 4K a longtemps été une norme imposée par Netflix, Baumbach et Crawley ont été libres de leurs choix. « Ils n’ont eu aucune réticence face au tournage en pellicule. Déjà quand j’ai travaillé sur The OA (2016), on avait pu utiliser des images de smartphone. Ils veulent que la majorité de leur contenu corresponde à un standard mais sont ouverts à d’autres propositions. Et je suis très reconnaissant qu’ils nous aient laissé montrer le film sur grand écran. J’étais impressionné de voir la salle pleine et si enthousiaste lundi pour Tár [également dans la compétition principale, voir notre retour sur la séance de Q&R avec son chef opérateur Florian Hoffmeister, BSC]. Ce qui est beau dans un festival comme Camerimage, c’est de voir un public jeune prêt à s’asseoir dans les escaliers de la salle pour voir des films. Ça me rend optimiste pour le futur, il faut que les cinémas survivent, même si le Covid a beaucoup accentué le tendance à la dématérialisation. » D’ailleurs, si White Noise fleure bon les années 1980, il reflète explicitement des questions d’actualité : surcharge et brouillage de l’information, angoisses du modèle familial, mouvements de foule, dénis des catastrophes et même protection avec des masques. Il s’agit donc de prendre du recul sur cet imaginaire vintage. Comme le synthétise Lol Crawley : « La satyre ne doit pas disparaître sous la nostalgie. »

(Texte rédigé par Clément Colliaux, pour l’AFC)