Entretien avec Edward Berger, réalisateur, et James Friend, ASC, BSC, à propos d’"À l’Ouest, rien de nouveau"

"Sur le terrain", par Clément Colliaux
Lors d’un entretien à Camerimage 2022, le réalisateur Edward Berger et le chef opérateur James Friend, ASC, BSC, nous parlent de leur travail sur À l’Ouest, rien de nouveau, nouvelle adaptation d’Eric Maria Remarque sortie le 28 octobre sur Netflix et nommée en Compétition principale. Ils racontent la construction d’un film de guerre chevillé à son personnage, expliquent leurs choix d’objectifs, de découpage et le tournage avec une caméra grand format. (CC)

Quelles étaient vos premières intentions visuelles pour ce film ?

Edward Berger : Tout est parti du livre, qui est écrit d’une façon très journalistique, laconique, presque sans émotions. Comme une observation des choses qui se déroulent, qui vous laisse amener vos propres émotions. C’est ce qu’on a voulu transposer à l’écran. La frontière est fine : nous voulions mettre les spectateurs à la place des personnages, en particulier du héros Paul Bäumer, vous faire courir avec lui à travers le champ de bataille, ressentir son essoufflement, la boue, les explosions près de lui... et en même garder un léger recul, ne pas chercher à trop manipuler le regard, être sentimental ou dramatique, pour vous laisser y projeter vos propres sentiments.


Est-ce que c’est une des raisons de l’usage récurrent de courtes focales ?

James Friend : C’était déjà le cas sur nos précédentes collaborations. Je pense qu’une des raisons pour lesquelles on travaille bien ensemble est qu’on s’intéresse à la façon dont un être humain va percevoir une scène. La proximité est importante pour nous ; si on filmait cette interview, on se placerait juste derrière ma tête pour vous filmer, plutôt que plus loin avec un téléobjectif. Donc on cherchait à trouver une combinaison de focale et de format qui soit celle du héros, et à déplacer la caméra à travers le champ de bataille comme si vous étiez un soldat à côté de Paul. On veut vous mettre dans sa tête, la caméra est souvent sur son épaule, toujours depuis son point de vue, ou accrochée à un personnage. C’était notre logique visuelle, on avait envie d’une approche naturaliste. Donc on a beaucoup travaillé en lumière naturelle, en prévoyant précisément les journées pour attraper les premières lueurs du matin et les dernières lumières du soir. Le planning était crucial.

EB : J’aime vraiment les courtes focales parce qu’elles nous placent dans l’intimité d’un personnage, et en même temps légèrement derrière pour en voir plus. Quand je vois un plan en très longue focale, je me demande toujours de qui c’est le regard.

JF : Il y en a quelques unes dans le film, mais on les a utilisées pour de bonnes raisons. Par exemple quand Paul voit son ami être brûlé vif par un lance-flammes, depuis son épaule, pour accentuer le sentiment de son regard. On a été très exigeants, et je suis fier qu’on ait vraiment travaillé comme si on n’avait qu’une seule caméra. C’est arrivé qu’on en loue une deuxième, mais on l’utilisait pour avancer à saute-mouton. Pendant qu’on tournait, la deuxième équipe préparait le plan suivant. C’est ce qui m’ennuie le plus en tant que chef opérateur, le temps qu’on passe à installer une caméra est un temps qu’on ne passe pas à tourner.

EB : Ça le rend fou !

JF : Surtout quand il faut bouger une énorme Technocrane à travers un champ de bataille boueux ! Donc cette approche en saute-mouton, qui nous a permis de tenir le plan de travail. A cause des conditions de tournage très difficiles, on ne pouvait pas comme en studio installer une dolly très facilement et tout devait être très précisément organisé. C’est un des films les plus "logistiques" que j’ai faits. Les gens souvent ne me croient pas quand je dis qu’on n’a tourné qu’avec une caméra à la fois, parce qu’on suppose que pour un film de guerre, il suffit de placer quatre caméras et de tout faire exploser. Mais puisqu’on était très précis, quatre-vingt-dix-neuf pour cent du temps ça n’était pas possible de placer une deuxième caméra. Elle n’aurait rien eu à filmer.

EB : Ou ça aurait été en désaccord avec le plan qu’on faisait.


En parlant de prévoir les plans, vous mêlez beaucoup de techniques différentes : plans fixes, Steadicam, caméra épaule, dolly...

JF : C’étaient des choix très instinctifs. Pour moi ça n’a pas de sens quand quelqu’un dit qu’il n’aime pas la caméra épaule, par exemple. Je pense qu’il y a les bons outils pour les bonnes situations. Ils permettent chacun quelque chose de différent. Donc on s’est simplement demandé comment on voulait naviguer visuellement, et quel était le bon outil pour ça. On coupe parfois d’un plan Steadicam à un plan à l’épaule.

EB : C’est toujours dicté par ce que Paul ressent à ce moment précis. Parfois il faut être plus fixe pour pouvoir lire ses yeux... Ça semble évident mais c’est en fonction de lui. On faisait d’ailleurs une grande différence entre dolly et Steadicam, pour moi, ils procurent des sensations complètement différentes.

JB : Pour nous, pour qu’un plan au Steadicam fonctionne, il faut que les personnages eux-mêmes se déplacent. Sinon on devient conscients du mouvement, comme avec un plan en caméra épaule. Et si on voulait procurer ce sentiment, ça devait toujours correspondre à l’état d’esprit du personnage, à la nature de la scène. C’est un des raisons pour lesquelles je suis aussi fier de ce film, c’est un des seuls projets auxquels rétrospectivement, je ne changerai rien. Peut-être que c’est moi qui me fait des idées mais c’est vraiment mon sentiment.

Avez-vous été tentés de faire des plans subjectifs ?

JB : Le point de vue est plus question de la place du spectateur que des plans spécifiquement. Si la caméra est au niveau des yeux du personnage, tournée vers ce qu’il regarde, c’est un plan subjectif, même si c’est avec son épaule en amorce.

EB : C’est une question intéressante, j’aime qu’on voit sur le visage d’un personnage ce qu’il se passe, qu’on imagine ce qu’il voit. Je trouve que c’est très cinématographique de cacher des informations aux spectateurs pour qu’il se pose des questions. Et ensuite on passe par-dessus son épaule et on découvre, à ce moment-là, ce qu’il regardait. On n’en sait jamais plus que lui, et ça crée un suspense au visionnage.

JF : Pour revenir aux choix des focales, c’est aussi pour coller à ce que voient nos yeux. On voulait vraiment donner cette sensation au public. Le film est tourné principalement avec trois focales.

EB : Pourquoi on en avait autant alors ? Haha ! Pour changer de focale au milieu d’une scène ou même au milieu d’un film, vous devez avoir une bonne raison.


Vous avez tourné le film en partie avec l’Arri Alexa 65. Qu’est-ce qui a motivé à ce choix ?

JB : Quand on a tourné la série "Your Honor" (2020), l’Alexa LF venait de sortir, et Arri nous a proposé de nous en fournir alors qu’il n’y en avait aucune dans le monde. Finalement, on n’avait pas pu obtenir des cartes donc ça nous était physiquement impossible de les utiliser, et on a opté pour la Sony Venice. Cette fois, j’ai proposé à Edward qu’on jette un œil aux grands formats, ça semblait approprié pour cette histoire. Je suis parti avec mon opérateur tourner un test qu’on a ensuite projeté en salle, et ça a mis tout le monde d’accord, ça nous a paru instinctivement être la bonne décision. On avait donc cette caméra principale, et des Alexa Mini LF pour les traversées du champ de bataille, plus petites mais toujours en grand format. Et pour les scènes de nuit, on est retourné à la Venice. On a mélangé tout un tas de caméras, d’optiques.

On sent une attention particulière aux différentes textures, la terre, l’eau...

JB : Je pense que le choix de l’Alexa 65 joue, mais c’est surtout grâce au choix des focales. On était souvent très près, donc s’il y avait une explosion on pouvait voir les projectiles traverser le cadre. Ils auraient été aplatis par une focale plus longue, ou déformés par une focale encore plus courte. Ces caméras sont fantastiques, mais finalement comme toutes les caméras sur le marché. Ce sont toutes des machines de capture incroyables, mais ce qui compte c’est ce qu’on capture.

James Friend et Edward Berger pendant l'entretien - Photo Katarzyna Średnicka
James Friend et Edward Berger pendant l’entretien
Photo Katarzyna Średnicka

(Entretien mené par Clément Colliaux, pour l’AFC)