Retour sur la séance de Q&R avec Florian Hoffmeister, BSC, à propos du film "Tár", de Todd Field

"Les fantômes du passé", par Clément Colliaux
De Gustav Mahler à Leonard Bernstein, Lydia Tár ne dialogue presque qu’avec des fantômes. Florian Hoffmeister, BSC, est nommé dans la compétition principale pour Tár, de Todd Field, qui suit la célèbre cheffe d’orchestre éponyme (un personnage inventé interprété par Cate Blanchett) entre répétitions avec un grand orchestre allemand, composition en isolement, rapports distants avec sa compagne et retour de vieux démons à l’heure d’internet. Une existence solitaire accentuée par beaucoup de plans en courte focale, souvent fixes, et des décors qui entre boiseries et béton rivalisent de teintes sourdes, avec lesquelles trancheront les puissantes envolées musicales.

Todd Field lui-même est presque un revenant, de retour derrière la caméra quinze ans après son précédent film Little Children. Il contacte Florian Hoffmeister, alors en tournage de la série Apple TV+ "Pachinko" (dont un épisode est également nommé, dans la compétition Séries TV). « Je ne sais pas pourquoi il m’a appelé, et je n’ai pas posé la question. J’adorais In the Bedroom, nous avons directement commencé les repérages, et moi à faire des tests. J’aime tourner le plus tôt possible pour choisir caméra et optiques, et y revenir en parallèle de la préproduction. Une fois au tournage, l’équipe est déjà rodée, et ça créée un espace créatif pour échanger avec le réalisateur. Ça me permet de lui montrer ce que j’ai compris du film. A propos des premiers tests, il m’avait dit : "C’est magnifique, mais ça ressemble trop à un Film avec F majuscule". Quand je travaille avec un véritable auteur, comme l’est Todd Field qui écrit, réalise et produit, et a pris le risque de partir de zéro, je respecte énormément son avis et je ne discute pas ses interprétations. »

Comme la cheffe d’orchestre, Hoffmeister revoit donc sa copie, et retourne faire des tests pour trouver la bonne atmosphère, et le bon rythme. Il essaie notamment certains des mouvements de travelling en se calant sur le nombre de battements par minute prévu pour certains morceaux par la compositrice de la musique du film, Hildur Guðnadóttir. Un rythme qui se trouve également en travaillant avec les comédiennes, Nina Hoss, Noémie Merlant et surtout Cate Blanchett, qui porte le film sur ses épaules : « Cate était spectaculaire, et montait le niveau d’exigence de toute l’équipe. L’atmosphère était très concentrée sur le plateau, et je me sentais extrêmement chanceux de faire l’image de ce film ». Le chef opérateur se laisse ainsi une certaine marge de manœuvre, construite avec l’anticipation du réalisateur. « Todd prépare énormément – notamment les accessoires et les partitions de musique – et je suis assez à l’aise à ne pas savoir exactement où sera la caméra avant d’être sur le plateau. La principale question est toujours : est-ce qu’on veut couper ou pas ? Et je me charge ensuite des implications logistiques. »

© 2022 Focus Features, LLC


La caméra est ainsi très attentive au jeu des acteurs et à leurs longs dialogues. Mais pour plonger dans ces séquences discursives, il faut effectivement parfois déployer une logistique complexe. « Retenue et simplicité ne veulent pas toujours dire facilité technique ; c’est même souvent l’inverse. » L’une des scènes les plus impressionnantes suit en un plan ininterrompu d’une dizaine de minutes un cours donné par Tár et son débat éloquent avec un étudiant qui refuse de jouer du Bach à cause des comportements inappropriés du compositeur. Tár mène la conversation en naviguant dans l’amphithéâtre bétonné entre le pupitre et le piano sur la scène et les gradins, et la caméra multiplie les cadres qui s’attardent suffisamment longtemps pour qu’on oublie que la caméra tourne toujours. « Le but était de ne pas le faire remarquer. Dans un découpage plus classique, une scène comme celle-ci aurait nécessité trente-cinq plans, mais Todd la voyait comme séquence sans coupe, où on laissait Cate Blanchett faire elle-même le montage à l’intérieur du cadre. On a utilisé un rig avec une tête stabilisée comme ceux employés sur 1917 [photographié par Roger Deakins, ASC, BSC, nommé cette année pour le nouveau film de Sam Mendes, Empire of Light]. Sans rire, la première prise était parfaite, j’en avais des frissons, mais on a eu un problème sur les dix dernières images. Donc on a dû en refaire douze autres ! »

© 2022 Focus Features, LLC


© 2022 Focus Features, LLC


Si l’image est extrêmement précise (le film est tourné en Arri Alexa Mini LF et optiques Signature Prime), le film ne manque pas de ménager des zones d’ombre, dans le scénario comme dans la photographie. Ces vacances, notamment sur la véracité des accusations dont Tár fait bientôt l’objet, sont canalisées dans de courtes scènes de rêves, un "mortier" entre les autres séquences, où les personnages, filmés dans une grande boîte noire à travers des lentilles déformantes, « peuvent se retrouver avec eux-mêmes ». La blancheur cristalline, presque spectrale de l’image, amène peu à peu Tár sur un terrain plus mystérieux, et plusieurs séquences s’approchent d’un film de fantômes. Si les spectateurs du CKK de Toruń étaient avides d’explications sur certains scènes énigmatiques, Florian Hoffmeister refuse de trancher : « On a voulu rester ouvert. Une de mes responsabilités les plus importantes est de ne pas tout dévoiler. En tant que chef opérateur, on développe une intuition pour la belle image, une envie de mettre les choses en valeur qui peut devenir un réflexe. Mais il ne faut pas embellir pour embellir. On se posait la question de façon très concrète avec Todd : quel est le minimum qu’on puisse faire ? C’est une question philosophique. Todd a une phrase récurrente : "Don’t gild the lily !" ("Il ne faut pas gâcher la surprise !"). Et moi aussi : il ne faut pas ajouter un indice sur un indice. On ne doit pas se mettre en travers du film, il faut se restreindre, et observer. »

© 2022 Focus Features, LLC

(Compte rendu rédigé par Clément Colliaux, pour l’AFC)