Spécial UK 2010 : Danger sur le cinéma anglais

par Baptiste Etchegaray

La Lettre AFC n°198

lesinrocs.com, 8 avril 2010

Coincé entre une industrie américaine hégémonique et un système de production à bout de souffle, le cinéma britannique peine à survivre. Enquête en arrière-salle.

Le cinéma britannique ? « Un sujet de plaisanterie » chez les Anglais, avertit Philippe Pilard, spécialiste de la question*. « Pour eux, il n’y a guère que les Français pour croire que ça existe ! »
Avec une trentaine de films distribués chaque année, la France reste en effet de loin le premier marché en Europe pour le cinéma made in UK. Ici, on aime vanter " l’humour britannique ", formule un peu fourre-tout qui couvre un spectre s’étendant des Monty Python aux comédies récentes comme Good Morning England, et le " réalisme social anglais " d’un Ken Loach, bien plus successful à Paris (et à Cannes) qu’à Londres.
Là-bas, la production nationale mord la poussière (6 % de parts de marché, contre 35 % pour le cinéma français dans l’Hexagone), incapable de rivaliser face au rouleau compresseur américain. Car il en va du cinéma comme de la géopolitique : la " relation spéciale " UK/US joue largement au détriment du premier.

Hollywood propulse les acteurs mais écrase la production
Si Hollywood propulse la carrière internationale de dizaines d’acteurs (Ewan McGregor, Colin Firth, Kate Winslet...) et de réalisateurs (Ridley Scott, Terry Gilliam, Guy Ritchie...) grâce à l’atout indéniable de l’anglais, il est un poison pour la production britannique, « colonisée depuis toujours par le cinéma américain », observe Philippe Pilard.
La saga Harry Potter a beau sortir tout droit de l’imaginaire d’une romancière anglaise et afficher un casting 100 % british, c’est bien en dollars que se signent les juteux contrats de la Warner. Idem pour James Bond, of course. Et les grosses productions dites nationales (Notting Hill, Bridget Jones..., presque toutes signées de la firme Working Title) sont en réalité des films " mid-Atlantic ", coproduits par Hollywood, réunissant une vedette britannique et une star américaine pour s’assurer un carton au box-office US.

Cette recette transatlantique est largement encouragée par le UK Film Council, structure d’aide publique créée en 2000 pour venir au secours d’un cinéma britannique agonisant. Equivalente (en théorie) à notre CNC mais avec une force de frappe bien moindre (une quinzaine de films soutenus par an, contre plus de deux cents pour le CNC) et un objectif commercial clairement identifié (obtenir un bon retour sur investissement, améliorer l’image du cinéma maison à l’étranger), le UK Film Council veut conquérir l’Amérique et, désormais, se lancer à l’assaut d’un marché indien en plein boom. Pari gagné avec son Slumdog Millionaire sauce massala : succès retentissant (près de 400 millions de dollars au box office mondial) et triomphe aux oscars 2009.
A la même cérémonie, Kate Winslet est sacrée meilleure actrice et Man on Wire meilleur documentaire : il n’en faut pas plus à Gordon Brown pour affirmer sans rire que « le cinéma britannique domine le monde ».

" Le cinéma britannique domine le monde ? " Not really...
« Well, la réalité est plus contrastée », ironise Hussam Hindi, qui a parfois du mal à boucler sa sélection au Festival du film britannique qu’il dirige chaque automne à Dinard. « Pour 60 % des films que je visionne, je m’arrête au bout de vingt minutes tellement c’est ridicule. » Des « déchets » sous-produits, filmés « à la va-vite » avec une caméra numérique.
« En France, nous avons des producteurs, ils font un travail sérieux. Là-bas, c’est une exception », se désole Hussam Hindi. « Le cinéma britannique est très créatif mais il souffre d’un problème structurel », explique Kevin Loader, producteur d’In the Loop, qui a remporté un beau succès en salle l’an dernier. « Les sociétés de production retirent très peu de bénéfice commercial d’un succès car leur propriété intellectuelle n’est pas reconnue. Donc elles ne peuvent pas se développer. »
Conséquence : les Ken Loach, Stephen Frears, Mike Leigh, qui font figure de derniers résistants, se tournent depuis des années vers des partenaires français (Why Not Productions, Pathé…) et surtout vers la télévision, véritable sésame de la production britannique indé.

C’est de la télé que viennent les meilleurs films
Contrairement à la France, où petit et grand écrans semblent souvent deux mondes irréconciliables, la BBC et Film4 (branche cinéma de Channel 4) sont à l’origine de ce qu’on voit de plus abouti au royaume, à commencer par les satires politiques, genre dont raffolent les Britanniques.
In the Loop d’Armando Iannucci en est l’exemple typique : ce film dérivé d’une série à succès de la BBC (The Thick of It, comédie féroce sur les années Bush/Blair) a été l’un des chouchous 2009 de la critique, et notamment du vénérable Sight and Sound (sorte de Cahiers du cinéma british, institution cinéphile depuis les années 1930).
Plus récemment et dans un autre genre (l’initiation sentimentale), la BBC a encore frappé avec Une éducation, en jouant la carte de la révélation Carey Mulligan. Le film a connu à sa sortie un succès relatif en Grande Bretagne... jusqu’à la nomination de l’actrice aux Golden Globes (puis aux oscars), revenue comme un boomerang en Europe. Hollywood a déjà dégainé ses liasses : Carey Mulligan sera à l’affiche de la suite du Wall Street d’Oliver Stone. Same old story...

(Baptiste Etchegaray, lesinrocks.com, 8 avril 2010)

Notes
* Histoire du cinéma britannique (Nathan, 1996)
** Lire l’article paru dans le quotidien anglais The Independent : " Brown hails British film industry after Oscars success ".