Au premier siècle

par Francine Lévy

La Lettre AFC n°142

Au premier siècle, Pline l’ancien, prenant sa plume pour écrire ce qui sera la première histoire de l’Art de notre ère, notait avec quelque amertume que les images n’étaient plus ce qu’elles avaient été, et que celles qu’on voyait maintenant étaient beaucoup moins " ressemblantes ". Quelles étaient ces images si ressemblantes qu’il semblait regretter ? Ces " imago " que l’on a traduit " image " étaient, en fait, des masques mortuaires, moulés directement sur le visage des défunts. Ces " imago " étaient des preuves d’identité que devaient conserver la famille et la lignée. Elles étaient ce qui était " le plus ressemblant " au visage du disparu, à son identité. Elles avaient d’ailleurs une valeur juridique notamment en ce qui concernait la propriété des biens.

Lorsque Pline se plaint que les images ont perdu leur ressemblance, il regrette que l’Art des sculpteurs et des dessinateurs ait progressivement remplacé le moulage. Car, ce faisant, embellissant et idéalisant leurs " modèles " autant que ceux-ci le souhaitait, " l’imago " perdait pour toujours sa vérité : celle d’être, au plus juste, sans concession, sans trahison, l’exacte " image " matérialisée du vivant. Copiée mais interprétée, elle perdait sa valeur d’authentique, et par conséquent sa valeur de preuve de l’existence de tel ou tel individu. L’embellissement était la cause de la dissemblance. La recherche de la perfection de la beauté était la mort annoncée de l’imago.
Ainsi, le beau a " perverti " le vrai jusqu’à la Renaissance. La guerre aux images a été longue et souvent dramatiquement violente : l’iconoclastie a duré deux siècles et a fait régresser les connaissances des hommes d’autant. Mais au XVIe siècle, sous la plume de Vasari, se raconte une nouvelle histoire de l’art qui met la beauté en perspective, déclarant qu’elle est la seule vérité de l’Art. Art et beauté deviennent synonymes. Au même moment, Alberti et Brunelleschi mettent au point une méthode de projection graphique de l’espace en perspective qui allait révolutionner toutes les images. La mise en perspective de la vision, et sa représentation " ressemblante ", allaient ouvrir loin l’horizon de la pensée et de la science. Le concept d’infini allait permettre de déployer les hypothèses scientifiques et philosophiques les plus avancées. Grâce au point de fuite, surtout, les images se multiplient : de plus en plus ressemblantes, apparemment de plus en plus " vraies ", les images sont " vraisemblantes ". Elles imitent, simulent, racontent, exaltent, du beau et du presque vrai.

Enfin, la photographie arrive, comme un prolongement naturel de cet effort de quatre siècle : du beau, du ressemblant et... du vrai ! En effet, la photographie est une empreinte lumineuse révélée. Trois termes qui possèdent chacun une forte composante spéculative. Et, en très peu de temps, la photographie, en tant qu’empreinte, est réinvestie du statut de preuve que les " imago " avaient perdu. La photo d’identité en est l’exemple le plus flagrant : la photographie devient la seule image vraie ! Que dire alors du cinéma ? comme dans un slogan connu : Le cinéma, c’est la vie !
On voit bien que la notion de vérité de l’image a considérablement évolué, mais on voit aussi qu’elle est toujours intimement liée à la conscience que l’on a de l’époque et de l’espace dans lequel on vit. La vérité de l’image est toujours liée à ce que l’on peut reconnaître : il y a peu de chances que les Papous eussent pu être effrayés par Le Train entrant en gare de La Ciotat, non pas parce qu’ils ne connaissaient pas le cinéma, mais surtout parce qu’ils ne connaissaient pas les trains.

Il n’y a rien dans un " reality show " qui soit plus ou moins vrai que dans un film de fiction. La différence est peut-être, au fond, que l’image d’un film de fiction est une image qui tend vers le beau (quelle que soit la valeur de beau qu’on espère) et que l’image d’un " reality show " ou d’une quelconque émission de télé-réalité n’a aucune aspiration à la beauté.
La question est-elle éthique ?
Charlie Van Damme plaide pour une hygiène du masque : la transposition visuelle, par simulation, travestissement, jeu, maquillage, en bref par métaphore, permettrait une meilleure intelligence du discours. Pour lui, la beauté est la perspective de l’Art, et il est, en cela, un homme des lumières. Les tenants des " réality shows " n’ont que faire de la Renaissance. Les acteurs et les spectateurs des " reality shows " n’ont que faire de la beauté. Les amateurs des " reality shows " se délectent d’une réalité qu’ils reconnaissent comme étant la leur, ou plutôt celle de leur voisin : discours pauvre, image grossière et bâclée, situations brutales et vulgaires. Les images sont reconnues comme vraies, parce qu’elles sont " identifiées ". La simplicité (pour ne pas dire l’unicité) du message n’exige aucun artifice pour être compris, il s’agit juste d’être " reconnu ". Le vrai se venge du beau !

La question n’est pas éthique. Non, elle est esthétique. Le cinéma est contaminé par l’esthétique télévisuelle. Évidemment ! Car il en va des Arts comme des Etats : la domination économique ne tarde pas à devenir une colonisation artistique, la domination idéologique ne tarde pas à réécrire la loi. Après le réalisme et le néo-réalisme, quelle est donc cette nouvelle idéologie ? Le vérisme ? L’idéologie de la vérité révélée ?
Le contre-exemple pourrait être la terreur qu’ont inspirée au monde les images de la décapitation de Daniel Pearl, et après lui, toutes celles des exécutions d’otages. Le " sans fard ", le " sans masque " est justement cette sorte de menace, mais n’existe et ne fonctionne qu’en tant que menace. Parce que la seule image " sans masque et sans fard " est précisément une empreinte mortuaire.

L’idéologie que véhiculent les images des " reality shows ", mais surtout le discours qui les accompagne voudraient nous faire croire que l’horreur, la bêtise, l’obscénité sont " vraies " (preuve d’images à l’appui), et nous ressemblent. Ne serait-ce pas pour nous faire peur et mieux nous faire convaincre que nous serons " sauvés " un jour, par un discours " vrai " ?
Le capitalisme libéral, dans l’exercice du pouvoir, fonctionne comme n’importe quel autre système politique autoritaire : par la peur. Mais, dans son cas, la peur n’est pas collective (le mot d’ailleurs n’existe pas), elle est individuelle, personnelle, ciblée. Elle doit donc adopter des formes qui s’adaptent à chacun de nous, ce qui, mis en perspective, donne une multitude de formes à inventer. Autant aller les chercher directement dans la (vraie) vie.
Nous ne sommes peut-être qu’au premier siècle d’une nouvelle ère ?