Cinéphilie sur facture

par Olivier Séguret

La Lettre AFC n°108

Valeur mutante par définition, la cinéphilie n’est pas une religion révélée ni un dogme à la domination duquel les fidèles seraient priés de se soumettre. La cinéphilie serait plutôt un habitus, une manière d’être individuelle, constituée en un ensemble de signes socialement codés mais agencés par chacun à sa manière propre et selon les circonstances.
La cinéphilie porte en elle le germe de son propre morcellement : dans l’océan filmique mondial, il est davantage possible d’y creuser ses propres galeries, autonomes et solitaires, et le cinéphile moderne a tout le loisir de ne sélectionner qu’une petite mer intérieure à sa passion. Sa cinéphilie n’en sera pas moins légitime et absolue.
La technologie a fourni un accélérateur à ce processus d’émiettement des familles cinéphiles : avec la vague du home cinéma, du DVD et surtout de l’Internet, l’offre cinéphile s’est démultipliée. Les écrans changent de nature et de forme, mais la pulsion qui nous rive à eux n’a pas varié.

La cinéphilie a longtemps été investie de valeurs politiques. Aujourd’hui, le sommet du geste cinéphile peut très bien consister à acquérir avant tout le monde et avant même sa sortie sur écrans en France le DVD de Monsters Inc. directement aux Etats-Unis.
Il est bien trop tard pour hurler à la décadence marchande, à la mondialisation merdique ou à la merdialisation globale, dont le cinéma est autant une courroie qu’une victime.
Reste aux cinéphiles anciens ou modernes à ne pas perdre de vue cette vérité : l’asservissement croissant des règles de l’art et de la culture à celles du commerce et de l’industrie ne peut pas être sans effet sur nos goûts, nos pratiques, notre éthique et notre vie entière. Puisque, chaque jour davantage, ce sont nos valeurs, humaines, culturelles et artistiques qui sont négociées par ces industries de la conscience dont le cinéma est l’expression la plus ambiguë, puissante et sophistiquée.
(Olivier Séguret, Libération, 13 février 2002)