Conrad Hall, ASC, directeur de la photo

par Marc Salomon

La Lettre AFC n°118

Il fut aussi un des premiers (dès Willie Boy de Polonsky en 1969) à explorer systématiquement les vertus de la surexposition afin de désaturer les couleurs, trop clinquantes et réalistes à son goût.
Dans un entretien datant de 1971, il insistait encore sur son désir de détruire la trop grande qualité technique des images et de neutraliser les ciels trop bleus qui lui « retournent l’estomac ». Pour Conrad Hall, le rôle du chef opérateur était de maltraiter la pellicule (« to abuse the film » déclare-t-il dans Masters of Light).
« Dans la réalité, rien n’est parfaitement équilibré. J’aime beaucoup avoir des images " limites ", soit trop claires soit trop sombres, parce qu’elles expriment une énergie et une étendue dynamique plus grandes. » expliquait-il encore à l’époque d’American Beauty.

Il ose de franches directions de lumière latérales ou en contre-jour, à peine contrebalancées par des effets de réverbération, il excelle tout autant dans l’utilisation du Scope, dans les séquences crépusculaires ou en nuit américaine et sait imprimer un rythme efficace aux séquences d’action grâce à une maîtrise consommée du cadre, des focales et du découpage (voir par exemple la scène d’ouverture de Luke la main froide où Paul Newman découpe des parcmètres).
Une rigueur et une efficacité filmique qui dépassent les limites de la simple photographie et que l’on retrouvera chez des opérateurs comme Owen Roizman, Gordon Willis et Vilmos Zsigmond...

Il remporta son premier Oscar en 1969 avec Butch Cassidy et le Kid : « Quand j’ai vu Butch Cassidy, je voulais lui écrire, l’embrasser, lui dire combien cela a été important pour moi » déclarera plus tard Vittorio Storaro.
Mais il sut aussi se montrer plus naturaliste, sachant prendre des risques entre les fenêtres surexposées ou la pénombre profonde d’un bar sordide comme dans Fat City. En revanche, la photo du Jour du fléau, louée en son temps, est sans doute celle qui a le moins bien vieillie, avec ses tonalités chaudes et ses filtrages excessifs, elle reste assez typique d’une esthétique rétro, un tantinet kitsch, telle qu’on la concevait dans les années 1970.

Après Marathon Man en 1976 (un film qui traumatisa longtemps tous ceux qui devaient se rendre chez le dentiste), Conrad Hall s’associe avec Haskell Wexler et s’oriente durant une dizaine d’années vers la production et la réalisation de films publicitaires.
Il revient à la photographie au milieu des années 1980 et, après quelques productions décevantes bien qu’impeccables (La Veuve noire, Tequila Sunrise), il retrouve tout son savoir-faire avec un film comme Jennifer 8 dans lequel l’histoire d’une jeune aveugle (Uma Thurman) traquée par un serial killer donne l’occasion à Conrad Hall de redéployer toute sa maîtrise du découpage et de la pénombre dans un style digne du grand John Alton.

Virtuose, mais sans le lyrisme débridé d’un Zsigmond, il se considérait plutôt comme un intuitif (« Je ne conceptualise pas... » déclare-t-il à Vincent LoBrutto dans Professional Photography), ajoutant par ailleurs : « Je ne me considère pas seulement comme un opérateur, je me sens cinéaste. Je comprends le montage et la mise en scène. Je n’entends rien au jeu d’acteur, mais cela m’émerveille. Ne sachant pas le faire, je ne peux l’apprécier que quand cela se passe devant mes yeux. »

Il aura finalement assez peu tourné, à peine une trentaine de films en 40 ans, mais totalise neuf nominations aux Oscar, récompense qu’il remporta à deux reprises et à 30 ans de distance avec Butch Cassidy et le Kid en 1969 et American Beauty en 2000. Certains prédisent déjà un troisième Oscar posthume pour Les Sentiers de la perdition.

A un journaliste qui lui demandait récemment ce dont un opérateur avait surtout besoin pour réussir, Conrad Hall répondait : « Dormir ! On nous fait travailler aujourd’hui 14 ou 16 heures par jour et il est très difficile de rester créatif et lucide sans beaucoup de repos (rires)...
Plus sérieusement, je crois qu’un opérateur doit être de son époque pour exceller dans son travail. Vous avez besoin d’évoluer, pas seulement sur le plan technique, mais aussi en tant qu’individu pour être plus sage, plus aimable et plus instruit. Rester contemporain, c’est être totalement vivant, dans sa vie professionnelle et personnelle. »

Qu’il me soit permis de parler ici à la première personne en précisant qu’à l’occasion de cours dispensés à La femis, je montre chaque année aux étudiants le travail, entre autres, de James Wong Howe et de Conrad Hall comme deux références incontournables dans le cinéma américain (bien plus que Toland ou Cortez, deux opérateurs surestimés dans toutes les histoires du cinéma). James Wong Howe considérait d’ailleurs De sang froid comme un des plus beaux films en N et B.
Ce n’est pas non plus un hasard si le travail de ces deux grands opérateurs hollywoodiens se démode beaucoup moins vite que d’autres, à l’heure où l’image américaine semble s’enfermer dans une trop grande maîtrise technique et une surenchère de moyens et de gadgets qui transforment les opérateurs en super-éclairagistes et les films en spectacle son et lumière.
Le principe " à la manière de " faisant alors souvent office de style, à défaut d’innover véritablement. On prime aujourd’hui par exemple la photographie d’Ed Lachman (Far From Heaven), maître es-contrefaçons depuis Recherche Susan désespérément...