Covid-19 et cinéma, quel après ?

"La crise du Covid-19 est-elle en train de tuer le cinéma ?", par Jean-Michel Frodon

Contre-Champ AFC n°308

A signaler, en relation avec la crise due au Covid-19 et sa sortie encore incertaine, une lecture qui éclaire d’un esprit pertinent un pan de nos vies de cinéastes à plus ou moins brève échéance. Pour Slate.fr, Jean-Michel Frodon pose un regard lucide sur la survie ou non du cinéma tel qu’on le connaît depuis les frères Lumière, sa raison d’être et plus largement sur la culture.

La crise du Covid-19 est-elle en train de tuer le cinéma ?, par Jean-Michel Frodon
La question de la sortie de crise pour le septième art n’est pas qu’un problème de cinéastes et de cinéphiles, elle concerne les possibilités d’invention d’un après dans tous les domaines.
Vue l’avalanche de grands mots depuis trois semaines, on hésite à employer des formules grandiloquentes. Mais en toute objectivité, il se joue en ce moment un phénomène historique pour le cinéma.
Si celui-ci est véritablement né le 28 décembre 1895 avec la première projection publique des frères Lumière, c’est parce que depuis ce moment-là, il n’y avait plus eu un seul jour sans qu’aient lieu des séances de cinéma. Actuellement, malgré le confinement, il y a encore dans quelques parties du monde des cinémas qui fonctionnent. Mais partout les projecteurs continuent de s’éteindre, pour des durées indéterminées.
La Chine, deuxième plus grand pays de cinéma au monde, a tenté dès l’amélioration de la situation sur son territoire de rouvrir les salles, avant de les fermer précipitamment à nouveau, en attendant une stabilisation plus complète de l’état sanitaire. De par le monde, un grand nombre de salles ne rouvriront jamais, elles auront fait faillite, les autres –grands circuits et indépendants– vont connaître des situations financières difficiles. Comme bien d’autres secteurs d’activité, dira-t-on à juste titre.

Mais, pour le cinéma bien plus que pour l’industrie et le commerce de la chaussure, de la voiture ou du jeu vidéo, se posera la question du désir. Même si un récent sondage semble, en France, laisser espérer que celui-ci traverse l’époque du confinement, il y a lieu de s’inquiéter, et de préciser le sens de cette inquiétude.
Contrairement à ce que répètent comme des perroquets des publicistes et des pseudo-journalistes, le cinéma en salle se portait très bien, en France, en Europe et dans le monde jusqu’au déclenchement de la crise. Ayant subi cette stase mondiale, dont on ignore encore la durée, qu’en sera-t-il de ce désir très particulier de sortir de chez soi pour aller collectivement s’asseoir dans le noir regarder un film après avoir payé sa place ?

Toutes les historiennes ont noté combien a été rapide, à la fin du XIXe siècle, le succès international de l’invention des frères Lumière : une véritable traînée de poudre. Le grand critique et théoricien André Bazin a formulé et expliqué comment le cinéma avait répondu à ce qu’il appelle « un besoin anthropologique », à un désir partagé par les êtres humains, au-delà de leurs immenses différences. En est-il toujours de même aujourd’hui ? On n’en sait rien. [...] Jean-Michel Frodon, Slate.fr, 13 avril 2020