Denis Lenoir prépare actuellement "Paradise Now"

de Hany Abu-Assad

par Denis Lenoir La Lettre AFC n°130

il nous propose un journal de bord...

Paradise Now par Denis Lenoir

29 janvier, Christmas Hotel (ça ne s’invente pas), Jérusalem Est
Malgré les vingt-deux heures de voyage et le décalage horaire, j’arrive à faire bonne figure à ce premier dîner avec Hany Abu-Assad. Il lance Sergio Leone, je réponds Wong Kar Wai, il me renvoie Kitano, il est décidément dans le " bigger than life ". Il insiste sur le thème éminemment westernien du héros qui se charge d’une mission qu’il a en horreur parce qu’il croit que là est son devoir, je parle d’Anthony Mann. Puis je fais un pex sur cadre fermé et cadre ouvert, une de mes (nombreuses) marottes.
Depuis hier, me dit-il, il envisage de tourner non plus à Gaza qui se révèle trop dangereux mais à Naplouse. A la différence de Gaza, la ville est entourée de montagnes et le sentiment d’enfermement y sera plus grand. Mais maintenant, je me demande si le 2,35 est une bonne idée, nous risquons de perdre l’aspect cuvette de la ville. Pour augmenter l’effet claustrophobique, je propose d’éviter autant que faire se peut de filmer le ciel. L’idée enchante Hany, mais il ajoute qu’alors il faudra le voir, le ciel, quand à la fin du film, la voiture emportant les deux héros vers leur mission suicide, se dirigera vers Tel-Aviv.
Plutôt qu’un fondu au noir ou un noir cut, puisque de toute façon Hany ne veut pas du tout de générique de fin, je suggère un rapide fondu au blanc immédiatement suivi d’un fondu au noir un petit peu plus lent, comme l’explosion suggérée, et ensuite le noir pendant la durée qu’il veut.

30 janvier, Al-Quasr Hôtel Naplouse ou plutôt Nablus comme cela s’écrit ici
Nous avons Hany et moi arpenté la ville toute la journée. Je la trouve un peu trop pittoresque, j’aurais préféré Gaza mais il est vrai que c’est veille de fête, El Kebir. Cela va faire de Saïd et Khaled des garçons de la campagne, citadins ils auraient été plus proches de nous. Et ici on va me retrouver à la fin d’un jour de congé pendu par ennui dans ma chambre d’hôtel. Je pousse d’ailleurs à ce qu’on travaille six jours par semaine plutôt que cinq !
De nouveau grande discussion sur le réel. Hany semble obsédé par le vrai. Mais en même temps et comme nous tous il est prêt à tout justifier s’il en éprouve le besoin. Ainsi quand je lui demande : « Grain ou pas ? » il reconnaît que le grain amène, c’est un cliché de le dire, un surplus de réalité, mais cela ne l’empêche pas, tant mieux, de vouloir une image piquée. J’essaye de le convaincre, on verra avec quel succès ou pas, de renoncer à choisir - et les journées d’un réalisateur ne sont faites que de choix - en fonction de concepts pré-élaborés et de suivre plus son instinct, car celui-ci, puisque Hany vit avec son film depuis plusieurs années, ne peut le tromper. Je lui donne l’exemple du choix d’un modèle de voiture pour le personnage féminin de Suha et lui certifie qu’il peut justifier ou rejeter de façon raisonnée n’importe quel modèle mais qu’en revanche celui qu’il choisirait sans réfléchir viendrait parfaitement s’inscrire, comme la pièce d’un puzzle, dans le film en train de se faire.

31 janvier, Cinéma Hôtel, Tel-Aviv
Avant de quitter Nablus ce matin nous avons marché un moment dans le camp de réfugiés à l’extérieur de la ville. Pas le bidonville attendu, mais une autre ville en dur où les maisons ont au moins un étage, des ruelles étroites pour utiliser au mieux l’espace et j’imagine aussi créer de l’ombre. Perspectives brisées sans arrêt par des arrêtes, des saillies, des ruptures, un régal de cadre en perspective. Puis le miracle, Hany l’avait repérée de loin hier soir, une casse/garage comme je n’osais en rêver, parfaite sous tous les angles. Il y serait dommage de se contraindre à éviter le ciel, il est partout, dessinant les collines, sans lui pas de vraies lignes de fuite, pas de vraies découvertes.
Jeté très rapidement ce matin un œil aux photos d’hier, la ville semble faire l’affaire. Hâte de les travailler sous Photoshop.

2 février
Travaillé un moment sur la terrasse avec Olivier Meidinger, le chef-décorateur. Entente immédiate. Il me fournira en éclairage fluorescent - puisque cela semble être LA source de tous les intérieurs entrevus - que je placerai seulement après avoir vu les répétitions, là où ce sera le plus intéressant. Il m’en donnera aussi de colorés pour les extérieurs nuit, à placer dans les fonds. Je lui demande aussi, en décor construit, là où une fenêtre normale ne serait pas justifiée ou créerait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait, de me donner les ouvertures qui finissent par être ma signature, longues bandes horizontales étroites et haut placées qui permettent des entrées de lumière sans créer de découverte ni briser la nudité des murs où elles s’inscrivent.
Je comprends mieux l’obsession qu’a Hany d’être vrai : il s’est fait descendre en flammes à la sortie de son film " Ford Transit " pour avoir bidonné des séquences. L’idiot prétendait que c’était un documentaire quand tout était reconstitué, voire totalement fabriqué !

3 février, Al-Quasr Hôtel, Nablus
Il va falloir renoncer au désir de simuler partiellement (40 % ?) un crossprocess. J’ai mal à imaginer pouvoir disposer de l’argent nécessaire au digital intermediate qui autoriserait ce traitement de l’image. De retour à Los Angeles ce week-end je travaillerai cependant mes photos sous Photoshop et les ferai parvenir à Hany et Bero. Qui sait...
Rencontré ce matin à Tel-Aviv certains acteurs. Celui qui jouera Saïd a les yeux très enfoncés, problèmes en perspective, je vais regarder le prix de la petite " Obie Light " qui marche avec des diodes lumière du jour, elle pourrait me rendre service. Nous avons évoqué Hany et moi la possibilité de zooms, avant et arrière, sur certains visages. Cela voudrait dire une commande sur le manche ou à la poignée.
J’ai envie de contraste, d’ombres portées, projetées... Peut-être des éclats de lumière, fixes avec un " Source Four " en intérieur, mais aussi des passages, en intérieur ou en extérieur, comme le soleil se reflétant un instant sur une voiture qui passe. Donc des miroirs et des gens adroits pour les manipuler.
Les barbes, très noires, de presque tous les personnages, méritent des essais filmés, pour voir ce que donnent sur elles les lumières latérales, frisantes et contre-jour.

10 février, Los Angeles
Passé trois heures à Cinesite à jouer avec une version beta du Kodak Look Management. Atterré d’entendre qu’ils pensent à le louer, cher, à la journée ou à la semaine. Exactement la même erreur qu’avec le Preview System, c’est à pleurer de frustration. Pour le moment (et c’est la version qui sortira en avril) le système est assez limité, il permet de rechercher des styles d’images en variant émulsion, filtrage, exposition, développement, tirage, ce qui est à la fois fascinant - à partir de photos digitales en " raw files " on simule sur l’ordinateur toute la chaîne de prise de vues - et passablement frustrant. Plus tard quand les laboratoires et les télécinémas auront intégré le système et que nous pourrons via E-mail leur envoyer pour référence les images travaillées, cela devrait être assez épatant. En attendant, d’autant que la version beta Mac est pleine de bugs, je vais travailler mes photos de Palestine sur Photoshop.
A suivre...