Economie de la culture : "Les intermittents, ces êtres hyperflexibles"

Par Thomas Sotinel

La Lettre AFC n°244

Le Monde, 12 juin 2014
La solidarité se mesure chichement, et les intermittents du spectacle en font la dure expérience. Le mouvement qu’ils ont déclenché pour empêcher l’agrément de la nouvelle convention de l’assurance-chômage n’a pas rallié d’autres partisans que les gens du spectacle, directeurs de festivals, réalisateurs.

Deux centrales syndicales, la CFDT et FO, s’opposent à leurs revendications et chaque article qui leur est consacré sur Internet déclenche un flot de commentaires défavorables à leur mouvement. Le Medef reste silencieux, qui, pendant la négociation de la nouvelle convention, avait formulé le souhait de voir disparaître le statut spécifique des gens du spectacle, codifié par les annexes VIII et X de cette convention.
Ces trublions, dont la grève a pour l’instant provoqué l’annulation d’une manifestation financée par les deniers publics (Le Printemps des comédiens de Montpellier, subventionné surtout par le département de l’Hérault), sont dépeints par leurs contempteurs comme des privilégiés (pour un moindre travail, ils ont le droit d’être indemnisés plus longtemps) qui vivent au crochet d’une collectivité (les cotisants au régime général) qui de toute façon ne va pas voir leurs productions.

Tombereaux d’invectives
Comme ils s’élèvent contre des modifications de leur statut qui rognent sur leurs revenus et leurs conditions d’indemnisation sans les remettre radicalement en question, et que ce genre d’avanies est aujourd’hui largement répandu en dehors des professions du spectacle, le reste du monde salarié a du mal à comprendre la force de leur indignation. Comble d’indignité, l’un des premiers faits d’armes de cette campagne, l’occupation du Carreau du Temple par des intermittents du spectacle, alors qu’une exposition allait y ouvrir, a mis en lumière la misère d’autres artistes – ceux des arts visuels – qui bénéficient de garanties bien moindres que celles dont jouissent les gens du spectacle en matière d’indemnisation du chômage, de couverture sociale ou de droits à la retraite.

Ces tombereaux d’invectives ont fini par masquer la réalité de l’économie de l’intermittence, d’une grande modernité. Ce n’est peut-être pas par pur sentimentalisme que l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot, a été l’une des rares personnalités extérieures au monde du spectacle à voler au secours des opposants à la nouvelle convention.
Comment ne pas rêver, quand on est entrepreneur, à un marché du travail où la main-d’œuvre qualifiée est abondante, prête à travailler à tout moment, dans tous les endroits ? Comme le rappelait un article du Nouvel Observateur du 22 mai, les intermittents du cinéma (qui gagnent généralement mieux leur vie que leurs homologues du spectacle vivant) ne savent pas au début de l’été s’ils le passeront avec leur famille ou sur un plateau loin de chez eux. Ils sont par ailleurs à la merci de la conjoncture, et nombre d’entre eux ont vu leur activité baisser en même temps que le nombre des tournages de longs-métrages.

Précarité de l’emploi
Dans un rapport remis en 2013, le député socialiste Jean-Patrick Gille, qui vient d’être nommé médiateur dans ce conflit, faisait remarquer que cette souplesse du secteur résulte d’un choix maintenant ancien. Alors que dans les années qui ont suivi la Libération, la tendance était à la réglementation des professions, avec attribution de cartes professionnelles, monopoles syndicaux, les professions artistiques se sont ouvertes sans condition de diplômes ou d’appartenance à telle ou telle organisation – syndicale ou corporative.
Combinée à une demande croissante qui résulte aussi bien de l’extension des temps de loisir que des politiques culturelles (décentralisation, éducation artistique…), cette ouverture et cette flexibilité ont entraîné une croissance très rapide du nombre de professionnels des arts – du spectacle comme des autres. Ils étaient 316 432 en 2010, un peu plus de 1 % du nombre total des actifs.
On a maintes fois rappelé que, dans cette masse, on dénombre un certain nombre de fraudeurs d’une part et, d’autre part, une masse de salariés permanents de grosses structures, privées ou publiques, que leurs employeurs soucieux d’économies préfèrent considérer comme des intermittents, alors qu’ils occupent des emplois à temps complet. Egalement souvent citée, la petite minorité de privilégiés qui vit plus que confortablement tout en bénéficiant des avantages du système.

L’existence de ces catégories ne peut masquer la réalité principale du système : son hyperflexibilité. Il a longtemps été tenu pour acquis que celle-ci avait pour contrepartie des conditions d’indemnisation particulières. Les intermittents en lutte estiment que celles-ci sont le corollaire de la précarité de l’emploi, et qu’elles devraient être étendues à tous les travailleurs qui ne bénéficient pas d’un emploi stable. Dans le reste du monde de la culture, on estime que ces singularités sont une reconnaissance du statut particulier des artistes.
Reste que la disparition du régime aurait au moins une de ces deux conséquences : une baisse brutale du nombre des intermittents et donc de l’offre culturelle en France (et l’on se souviendra à cette occasion qu’un récent rapport a démontré que l’investissement public en la matière était particulièrement rentable), ou la relégation des professionnels du spectacle à la vie de bohème, vivant dans un galetas, sujets aux équivalents contemporains de la consomption. Ce serait reconnaître aux intermittents un statut particulier, celui d’artiste maudit.

(Thomas Sotinel, Le Monde, jeudi 12 juin 2014)