Entretien avec Kanamé Onoyama AFC, à propos de "Inchallah un fils", d’Amjad Al Rasheed

Par Hélène de Roux, pour l’AFC

Amman, en Jordanie. Un matin, le mari de Nawal ne se réveille pas. Désormais veuve et mère d’une petite fille, elle se retrouve peu à peu acculée par son beau-frère, qui ne lui veut pas de mal, certes, mais ne lui veut pas de bien non plus. Il veut juste récupérer l’appartement où elles habitent. D’ailleurs il récupèrerait bien sa fille aussi, puisque Nawal travaille toute la journée – c’est pour le bien de l’enfant, allons. Ah, si elle avait eu un fils, ou si elle était enceinte… Son beau-frère, son propre frère, sa patronne, les juges, tout le monde la laisserait tranquille. Inchallah un fils est le premier long métrage de son réalisateur, et est sélectionné à la Semaine de la Critique. (HdR)

Comment es-tu arrivé sur ce film ?

Kanamé Onoyama : Myriam Gharbi, une réalisatrice que j’ai connue quand j’étais stagiaire caméra, a parlé de moi à Nicolas Leprêtre, qui cherchait un chef opérateur pour le film d’Amjad. Il m’a envoyé un scénario, qu’on a lu attentivement avec mon agent. Le sujet et l’histoire étaient dans des thématiques qui m’intéressaient - j’étais en train de créer Divé +, une association qui œuvre pour plus d’inclusivité dans les métiers de l’image. J’ai sauté sur l’opportunité de manière aveugle ! On a fait une réunion Zoom avec Amjad, qui était à Amman. Je me rappelle qu’on s’est compris très bien, très vite. Il m’a fait énormément confiance. J’étais le seul technicien qui ne parlait pas l’arabe, mais j’avais un peu d’expérience de tournages où je ne comprenais pas la langue dans laquelle je travaillais, que ce soit en Algérie, en Inde… Mais je n’avais jamais mis les pieds au Moyen-Orient, donc il me manquait des clés sur l’histoire de la Jordanie, et il me fallait faire des recherches. Sans comprendre les jordaniens palestiniens, je n’aurais jamais compris le fond du film, je pense. Je crois que la raison pour laquelle ça s’est bien passé avec Amjad est que, comme quand je suis arrivé en France, j’ai décidé d’absorber la culture de manière… absolue, comme une éponge. J’ai commencé à apprendre à lire et écrire l’arabe, quand bien même ce n’était pas le centre de mon intérêt. J’étais chanceux de pouvoir faire ce film alors que je suis un opérateur homme, sur une histoire de femme - il ne fallait pas que j’arrive avec un regard biaisé.

Vous avez tourné combien de temps ?

KO : Cinq semaines à Amman, et six semaines de préparation sur place. Beaucoup de décors étaient déjà repérés. Pour l’appartement de Nawal, qui est le principal décor, on en a visité plusieurs. On a trouvé un appartement vide dans un quartier populaire et on a tout redécoré. C’est la taille qui nous intéressait, et l’agencement : un appartement familial de la classe moyenne modeste, deux chambres, un salon, une cuisine, et idéalement un petit couloir pour connecter le tout. C’est assez banal, mais l’authenticité était très importante dans le film, c’est ce qui a guidé notre choix. C’était à l’étage donc pas idéal pour maîtriser la lumière, mais c’était important d’avoir la vue en hauteur sur la rue, pour toutes les scènes où Nawal surveille sa voiture garée en face, et ce qui se passe autour. Ce point de vue n’était pas triché, on a adapté l’histoire au décor.

Le propos d’Amjad est polémique vis-à-vis des hommes de sa culture, est-ce que c’était dangereux de faire ce film ?

KO : Comme le film est critique des valeurs traditionnelles de manière très claire c’est ce dont j’avais peur, me rappelant du tournage d’Abou Leila au fin fond du désert algérien, où on était sous escorte policière tout le temps. Je ne savais pas que le régime jordanien est quand même plus souple. On n’était pas escortés ni surveillés, c’était assez relax. Le film est critique mais pas de manière directe. Je pense qu’on déteste tous les personnages masculins, mais c’est sans doute le genre d’hommes qui n’iront pas voir le film.

Kanamé Onoyama, Mouna Hawa et Amjad Al Rasheed
Kanamé Onoyama, Mouna Hawa et Amjad Al Rasheed


La comédienne principale, Mouna Hawa, était déjà castée ?

KO : Je pense qu’Amjad a écrit le film pour elle. Elle est palestinienne d’Israël, pas du tout traditionnelle ou religieuse, voire à l’opposé de ce mode de vie. Elle arrive en baskets, comme une danseuse, elle est hyper drôle, et tout à coup elle devient Nawal. C’était simple de la filmer, mais je pense qu’elle avait de l’appréhension, parce que Nawal est très différente d’elle. Moi j’avais l’impression de deux personnes différentes. On a juste fait des essais de costumes et maquillage. J’ai l’impression que c’est rare de voir un personnage de femme voilée aussi humanisée. Elle n’est pas juste une victime, elle a des pensées, des émotions, elle fait des bêtises… Je découvrais tout, je ne connaissais pas la différence entre les hijabs, la couleur, les matières, même le jugement de la beauté. Je ne pouvais pas dire que tel hijab était plus joli qu’un autre, le choix des couleurs et les associations est extrêmement subtil. J’ai grandi dans le préjugé que tous les voiles se ressemblent, donc j’étais la dernière personne à pouvoir dire un mot là-dessus. J’ai juste fait attention au tissu qui peut provoquer du moirage – quant aux choix esthétiques, c’est eux qui savaient, parfois c’était très clair pour eux, « C’est ce voile-là et pas l’autre », et moi je n’avais pas de repère. J’ai choisi de ne pas intervenir.

Donc l’exigence d’authenticité était telle que tu ne pouvais pas te prononcer sur ces choix-là.

KO : C’était important. C’est un premier film jordanien indépendant, sélectionné dans un grand festival. Pour eux, montrer leur vie depuis leur propre point de vue était la priorité.

La caméra à l’épaule pendant 95 % du film, comme en reportage, est liée à cette idée d’authenticité ?

KO : Oui, pour Amjad c’est un film réaliste et cinématographique. Il le voulait à l’épaule et n’a pas fait de concession. Le premier choix était la caméra et les objectifs : on a fait des essais en pellicule, mais c’était trop compliqué pour la production.

Pourquoi la pellicule ?

KO : J’essaie toujours de tourner en pellicule… Pour ce genre de film, c’aurait été bien en 35 mm, pour l’authenticité. Pour moi c’est plus facile de sortir quelque chose qui se connecte directement à la manière dont on voit et on ressent les choses. Dès le développement ça résonne juste. Le cinéma numérique est comme une traduction d’une réalité, qu’on doit remanier à l’étalonnage. La matière est là, mais comment on la rend la plus juste possible, sans que ça aille vers la texture de la télévision, mais vers un réalisme cinématographique ?

Une fois l’option pellicule écartée, tu as essayé plusieurs caméras ?

KO : J’ai beaucoup tourné avec l’Alexa et n’avais pas besoin de changer de méthode. La Mini LF était sortie, et je voulais tourner avec une caméra légère et peu encombrante. Il n’y en avait qu’une de disponible dans tout le pays, il fallait qu’on se dépêche de la réserver.

Kanamé Onoyama - Photo Mais Gammoh
Kanamé Onoyama
Photo Mais Gammoh


Pourquoi le grand capteur ?

KO : Le grand capteur en sphérique, c’est tout simplement mieux que le Super 35, il y a plus de définition. En sphérique j’ai l’impression que le grand capteur a un sens.

Ça va dans le sens de chercher à faire quelque chose de "cinématographique" ?

KO : La discussion sur le réalisme cinématographique… Tout peut être réaliste et cinématographique, pour certains réalisateurs ça peut être l’anamorphique ! C’est une théorie qu’on a construite avec Amjad, pour ce film. C’est au cas par cas. Et j’adore tourner en anamorphique (rires). Le choix du sphérique nous a ouvert la voie vers le retour au 24x36, ce qui est extraordinaire, parce qu’on a tous commencé à faire de la photo comme ça, et on peut utiliser les objectifs avec lesquels on a un attachement personnel. Mon premier boîtier était un Nikon FM que mon père m’avait filé avec le 50 mm du kit, et j’avais adoré le premier déclenchement. La manière dont je voyais le monde à travers le viseur, c’était comme écrire un poème. Le dépoli d’un reflex, c’est incroyable. Après ma sortie de l’école à Paris j’ai essayé d’être assistant caméra et ça ne marchait pas. C’est là que le Canon 5D est sorti : je pense que j’ai été un des premiers chefs opérateurs qui ont utilisé le 5D comme un outil professionnel en France, avant même de pouvoir tourner en 25p. C’était ma dernière chance pour entrer dans le métier ! Jusque là je n’arrivais pas à retrouver en vidéo la poésie de la photo, mais avec le grand capteur du 5D ça devenait possible. Et je cherchais aussi une caméra légère, qui permette de filmer comme on fait de la photo ; à l’école ma première caméra était une Aaton XTR Prod extraordinaire… J’ai réussi à devenir chef opérateur grâce au 5D. J’ai cherché des objectifs qui me correspondaient et j’ai découvert les Zeiss Contax qui datent des années 1980 et sont très réputés chez les photographes qui travaillent en moyen format. Le 35, le 50 et le 85 mm sont T1.4, et les autres sont à 2 ou 2.8. J’ai ma propre série et je m’en sers tout le temps, y compris pour la photo. Pour une photo parfaite, avec de l’émotion, j’utilise un Contax. Il n’y a pas trop de perte de contraste ni d’aberrations comme d’autres optiques très vintages que je trouve dures à maîtriser. Ils marchaient pour notre réalisme cinématographique. On avait un 21, un 28, 35, 50, 85, 100 et 135 recarrossés par GL Optics, et comme je craignais qu’il manque un 25 mm pour les cas où le décor est trop contraignant comme en voiture, RVZ nous a fourni un Zeiss CP.3.

A quelle ouverture tu t’en sers ?

KO : On ne voulait pas trop donner d’aberrations. A 1.4 ça se voit, surtout sur grand écran, donc on a tourné entre 2 ½ et 2.8.


Comment as-tu éclairé l’appartement, qui est le décor principal et l’enjeu de la bataille que mène Nawal ?

KO : En jour, l’idéal c’est d’éclairer de l’extérieur. On a eu l’opportunité d’accrocher des HMI sur le bâtiment en face – parfois c’est très souple, le voisin dit oui, et on peut mettre un 9 kW sur le balcon… On a pu le faire du côté salon et chambre, ce qui nous a sauvés pour maintenir le look, voire tourner les scènes de jour après la tombée de la nuit. Pour éclairer l’intérieur, comme au Japon, les gens aiment bien les plafonniers. C’était important après-guerre, quand l’électricité est arrivée, et surtout avec les fluos. Illuminer à l’intérieur comme en plein jour, c’était le signe de la modernité, non ? J’ai grandi comme ça, tout est éclairé, tout plat, mais on voit tout. Je me rappelle mon arrivée en Europe, je ne comprenais pas pourquoi c’était sombre chez les gens, ils éclairaient à la bougie ! Je crois que c’est une lumière qui montre une certaine classe sociale : la lumière chaude, ponctuelle, pour moi c’est un éclairage de bourgeois [Rires]. Chez Nawal, on voulait garder ce réalisme, une famille modeste n’éclaire pas en ponctuel ! C’est là que le chef opérateur est un peu "testé". C’est sûr que la lumière bourgeoise est plus facile pour faire joli, mais on perd le réalisme. J’ai demandé à la déco d’installer dans toutes les pièces les cages des tubes néons pour y mettre nos tubes LEDs. On a souvent assumé la lumière en top, mais on a quand même mis une source douce à côté du canapé pour certaines scènes.

Parlons de la décoration de cet appartement…

KO : Je suis un touriste là-dessus, je ne sais pas comment les gens vivent à Amman ! Le chef déco, Nasser Zoubi, est extraordinaire, il connait tout de la culture là-bas, et tout était justifié : pourquoi tel tableau là, pourquoi tel canapé, ce papier peint… La première question était « Est-ce que c’est authentique ? » et pas « Est-ce que c’est joli ». J’aurais pu me prononcer, dire « C’est trop clair », mais trop clair par rapport à quoi ? Mon but n’est pas d’embellir le film… Je ne pense pas avoir changé quoi que ce soit à la déco… Sauf une chose : un peu comme au Japon, tout le monde met des boîtes de Kleenex partout, dans de belles boîtes ouvragées, avec le mouchoir qui s’ouvre comme une fleur, et c’est extrêmement encombrant à l’image. A chaque plan, je remettais le papier dans la boîte, et juste avant de tourner, quelqu’un se précipitait pour ressortir le mouchoir ! (rires) Parfois je ne le voyais pas et c’était trop tard ! Une fois que c’est établi il y a la continuité, on ne peut plus revenir en arrière…

Moi je n’en ai pas vu, de Kleenex !

KO : Il en reste quelques-uns à l’image. C’est culturel, les gens étaient sérieux avec ça. La réalité est qu’il n’y a pas une seule table sans boîte de Kleenex là-bas.

La grande maison où travaille Nawal, qui n’a rien à voir, était telle quelle ?

KO : C’était incroyable : c’était la maison d’une connaissance d’une personne de l’équipe. Elle appartient à une famille assez fortunée mais on sent que c’est une richesse qui s’est dégradée avec le temps. C’est beaucoup trop grand, beaucoup de pièce sont à l’abandon… C’est assez fréquent là-bas. Le décor était parfait. C’était immense, et il y avait une texture triste : il y a eu une belle vie avant mais ce n’est plus entretenu comme ça. On voulait la garder froide. La famille pour qui travaille Nawal est chrétienne et riche, tandis que Nawal est musulmane et modeste, dont tout ce contraste, la lumière, la couleur… La couleur était naturellement froide, et on a essayé de garder ça avec l’éclairage, tandis que c’était plus chaleureux chez Nawal.

Tu parlais du fait qu’il faut travailler la matière numérique à l’étalonnage : il me semble avoir vu un peu de vert et de bleu dans votre palette de couleurs.

KO : On a rajouté du vert dans les moyennes lumières, et ça part toujours aussi vers le bleu. On a fait une LUT comme ça dès le départ, avec de la densification. Comme on avait peu de temps d’étalonnage, on est parti de cette LUT avec Aline Conan. Je voulais ce côté un peu stylisé. Dans nos références il y avait les films de Nadine Labaki et de Asgahr Farhadi, des films "réalistes". Amjad avait tendance à vouloir aller là pour les couleurs, mais je le voyais autrement. Quand je vois les films qui se passent au Moyen-Orient, le contraste est modéré, la couleur est dans une zone de confort, on ne va pas chercher quelque chose d’un peu loin. Les films tournés en numérique des années 2010, 2015 sont peu contrastés, on les reconnait à ça, et moi je voulais plus de contraste et plus de saturation, quitte à perdre un peu de détail dans les ombres. Aujourd’hui on a beaucoup moins peur du contraste et de la saturation à l’étalonnage. C’est pour ça que la LUT était déjà orientée, je ne voulais pas montrer quelque chose de neutre à Amjad – elle est dense aussi, pour me permettre de surexposer légèrement et avoir un peu plus de matière. Je ne joue pas trop avec les ISO, je reste au réglage natif, et j’essaie surtout de ne pas sous-exposer l’image. Avec Amjad on était d’accord pour essayer de faire quelque chose d’intemporel, ce qui est beaucoup plus facile avec la pellicule. Le cinéma numérique est toujours en phase de test, on prend beaucoup de risques. Je ne suis pas sûr que mes films passent l’épreuve du temps, mais c’est le but ! C’est difficile de trouver la justesse, quand je vois mes films d’il y a cinq ans… C’est là qu’on travaille !

Comment ça s’est passé avec l’équipe locale ?

KO : La Jordanie accueille pas mal de tournages américains, donc ils travaillent en anglais et à l’américaine, même la façon de faire le clap. L’équipe était entièrement locale et ça s’est très bien passé. La première assistante caméra, Mais Gammoh, est extraordinaire, et le sujet lui parlait aussi, en tant que femme jordanienne. C’était un tournage… Le dernier jour tout le monde a pleuré ! D’habitude en fin de tournage j’en peux plus, j’ai envie de rentrer à Barbès ! Là, c’était autre chose. On a terminé avec une scène de prière, dans le noir… C’était la première fois que j’ai eu une sorte de déprime pendant la dernière semaine de tournage, savoir que tout allait finir… On était dans une bulle, libérale et féministe, et on se sentait tous bien, même s’il y avait des précautions à prendre à l’extérieur, dont je ne me rendais pas compte. En tournage je sentais qu’on était en train de faire un film « spécial », enfin, rare, et même s’il y a des maladresses d’un premier film qui manque de moyens, je trouve que le film a la meilleure forme qu’il pouvait trouver.

(Propos recueillis par Hélène de Roux, pour l’AFC)