Entretien avec le directeur de la photographie Alain Marcoen, SBC, à propos de son travail sur "Deux jours, une nuit", des frères Dardenne

Sous le soleil de Liège

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Alain Marcoen, SBC, forme avec le cadreur Benoît Dervaux l’épine dorsale du dispositif cinématographique des Dardenne. À l’occasion de Deux jours, une nuit, leur film le plus épuré scénaristiquement parlant et peut-être le plus travaillé à l’image, le directeur de la photo liégeois revient avec nous sur son travail avec les frères. (FR)

Deux jours, une nuit, c’est un peu le 12 hommes en colère des Dardenne..., non ?

Alain Marcoen : C’est vrai qu’on peut trouver une parenté entre le film de Sydney Lumet et celui-ci. Le côté seul contre tous par exemple. Mais là où les deux films divergent selon moi, c’est sur l’importance du mouvement. Je m’explique : beaucoup de films des frères Dardenne voit le conflit du personnage principal se résoudre par son cheminement – comme dans Rosetta ou dans Le Gamin au vélo. Ça me fait penser au mythe fondateur de " l’homme qui marche " capté par Étienne Jules Marey ou Edward Muybridge, et c’est pour moi très émouvant.

C’est assez rare dans le cinéma des Dardenne, mais cette fois-ci, le film est éclatant de soleil. Il a même presque un côté western dans le plan de fin...

AM : Les frères voulaient un film estival. Nous avons tourné onze semaines au cœur de l’été 2013. Avec une météo particulièrement chaude pour la Belgique ! Ça se ressent dans le film, à travers l’image, les costumes... Ce débardeur rose que Marion porte pendant toute la première journée de narration.
La sueur qu’on peut sentir sur les visages. Toute la difficulté a consisté pour moi et le chef électricien et le chef machiniste à gérer ce soleil très dur. Bien que Marion n’ait jamais formulé aucune exigence esthétique sur le film, j’ai tenu par galanterie à protéger son visage la plupart du temps, en montrant aux frères lors des essais que le soleil pouvait être trop dur à l’image.
La plupart des séquences extérieures jour a donc été une bataille à coup de cadres de diffusion ou de grands vélums ou de filets de camouflage (comme dans la séquence dans l’arrière cour avec la meule) pour permettre de tourner n’importe quand, tout en conservant une certaine douceur sur les visages. Je tiens d’ailleurs à saluer le travail de point formidable d’Amaury Duquesne, vu que j’avais choisi de tourner la plupart du temps à 4,5, de manière à isoler Marion dans le paysage. Une image radicalement différente de celle du Gamin au vélo, sur lequel j’avais choisi une image plus " Polaroid " avec des diaphragmes qui oscillaient entre 8 et 11.

N’avez-vous pas rencontré des difficultés vu l’extrême différence de contraste ?

AM : Quand on suit Marion en train de marcher dans la rue, je travaillais en corrigeant le diaph en cours de prise. Pour cela, je suis équipé d’une télécommande – comme déjà sur Le Gamin au vélo – et je fais tout en direct à l’œil, sans moniteur HF, en utilisant ma cellule.

La séquence sur le stade de foot est capitale. On sent pour la première fois l’espoir renaître. C’est aussi la première fois que le dialogue est filmé en panoramique plutôt qu’en un plan unique... Parlez-moi de ce moment très intense à l’écran.

AM : C’était un grand moment d’émotion. Et une performance comme pour tout le reste du film – de la part de Benoit Dervaux, le cadreur. Ce décor était très différent de ce qui se passe avant. Le personnage de Marion étant toujours séparé de son interlocuteur par un motif vertical dans le cadre, soit la plupart du temps par un encadrement de porte. Je pense que c’est pour tirer parti de l’horizontalité du terrain que les frères ont eu l’idée de ce panoramique.
En lumière, la séquence a été compliquée à tourner car nous devions à la fois tenir compte du mouvement des comédiens et du soleil zénithal de ce milieu de journée. Pour la petite histoire, l’émotion de se retrouver face à Marion semblait très forte pour Timur, et l’intensité de sa réaction dans les premières prises était telle qu’il avait du mal à se retenir de fondre en larmes dès les premières répliques ! On était tous un peu entre les rires et les larmes...

Et pour les intérieurs jours ?

AM : Même souci. Dans l’appartement de Marion, le chef machiniste, Renaud Anciaux, et le chef électricien, Tanguy Delhez, ont construit des grandes casquettes de 3/4 en déport de chaque fenêtre pour les protéger du soleil direct, et nous permettre de conserver un peu de détails et de modelé sur les voilages par exemple. Éviter que ce soleil d’été ne vienne littéralement agresser l’image.
En fait je me rends compte que le film entier a presque été un travail de réduction en lumière plutôt que de rajout ! Un film simple, dans un milieu simple mais avec des moyens compliqués qu’on ne voit jamais.

C’est le premier film tourné en numérique par les frères Dardenne. Cela a-t-il changé leur manière de travailler ?

AM : La méthode en tant que telle n’a pas vraiment changé. Par contre, c’est vrai que certaines séquences à la maison, et notamment des plans séquences très complexes à caler comme celui du dîner avec les enfants, n’auraient sans doute pas pu être obtenues en argentique. L’autonomie de la caméra numérique permettant une très grande souplesse dans le travail avec les comédiens et la possibilité d’enchainer les prises sans s’arrêter pour recharger ou vérifier la fenêtre.
Pour les frères qui ne semblent pas aimer la technique mais qui sont en fait de grands techniciens, j’ai pu constater qu’ils étaient plus libres dans leur mise en scène, pouvant envisager les plans qu’ils ont dans la tête presque sans contrainte. En quelque sorte, ils savent à chaque fois adapter leur style à l’outil.

Quelle configuration avez-vous choisie ?

AM : Une fois que le numérique a été validé, le choix s’est vite porté sur l’Alexa M dont le corps peut être désolidarisé de l’enregistreur. Comme souvent, le film est majoritairement cadré à l’épaule ou à bout de bras comme l’affectionne Benoît. C’est surtout pour cette deuxième configuration que le choix de la M a été capital, l’allégement de l’ensemble capteur et optique rendant le travail à bout de bras presque incomparable avec ce qu’on pouvait faire, même avec une caméra légère en 35. Le choix des optiques s’est aussi fait en fonction de ce paramètre de poids, et nous avons tourné avec la série Zeiss G.O qui est l’une des plus compacte.

Les séquences de voiture sont très réalistes. Je pense notamment à la séquence de nuit quand Sandra et Manu ramènent Anne qui vient de quitter son mari. Sur cette séquence, la caméra Alexa M est disposée sur un " slider " à l’arrière de la voiture, et Benoît s’est glissé dans une position très inconfortable dans un recoin pour parvenir à cadrer. Je suis très fier de ce moment car toute la lumière semble réellement provenir de la découverte, à savoir l’éclairage autoroutier en sodium.
Le défi était de quand même faire ressortir les silhouettes et surtout lire le visage de Christelle Cornil qui est assise à l’arrière dans l’obscurité. Pour cela, j’ai utilisé des tubes fluorescents Micro Flo accrochés sur le plafond de l’habitacle. Une séquence qui n’est possible que grâce à la haute sensibilité de l’Alexa (1,4 et demi à 800 ISO), et qui, je crois, n’aurait pas pu être tournée de cette manière si nous avions choisi de rester en 35 mm.

Une autre séquence capitale, celle-ci de nuit, est la dernière personne que Sandra doit rencontrer Alphonse. Ça se passe dans une laverie...

AM : Pour la laverie, le lieu avait été repéré très en amont. On ne connaissait pas exactement la scénographie, et c’est au fur et à mesure des multiples répétitions avec la caméra que j’ai pu analyser les positions de chacun. Comme on le sait, travailler à l’image avec des carnations extrêmes, ce n’est pas toujours facile... J’ai donc ménagé une sorte de couloir de lumière avec des " toplights " pour redonner des brillances sur le visage de Serge Koto. Les peaux noires sont très belles mais il faut les éclairer
avec des " softlights " très doux. Une mise en scène au cordeau qui tient compte précisément des places des comédiens à chaque réplique. Pas d’improvisation.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)