"Et si l’on s’inspirait du cinéma ?"

Par Armand Hatchuel, professeur à Mines ParisTech

La Lettre AFC n°242

Dans un article du cahier " Eco & Entreprise " du Monde daté du 2 avril 2014 et intitulé " Et si l’on s’inspirait du cinéma ? ", Armand Hatchuel, professeur à Mines ParisTech (Ecole des Mines de Paris), s’interroge sur l’aide précieuse que pourrait apporter au management des projets innovants industriels la pratique du travail de scripte tel qu’on le connait au cinéma : gérer la transformation d’une série d’actes créatifs en une œuvre cohérente.

Certains ne parlent plus aujourd’hui des intermittents du spectacle que pour dénoncer le niveau des indemnités qu’ils perçoivent lorsqu’ils ne sont pas en activité. Pourtant, leurs métiers méritent d’être mieux connus tant ils témoignent des conditions oubliées de la création.
Ainsi, au cinéma, le travail des acteurs et celui des metteurs en scène attire tous les regards. A l’inverse, la tâche des scriptes, pourtant indispensable, reste mal connue. Sur l’écran, leur contribution semble invisible ; on se représente leur métier comme une sorte de secrétariat de tournage qui serait sans portée artistique. Or, cette vision ne colle pas à la réalité de leur travail.

Comme le suggère une recherche de terrain conduite au plus près des professionnels du cinéma (Gwenaële Rot, " Noter pour ajuster. Le travail de la scripte sur un plateau de tournage ". Sociologie du travail, volume 56, 2014, pages 16 à 39), les scriptes ne " surveillent " le tournage que pour préserver l’essence du cinéma, c’est-à-dire le " film " lui-même. On découvre qu’ils incarnent un management du projet créatif qui, hors du cinéma, pourrait aussi bénéficier à la gestion des projets innovants.
De nombreuses contraintes économiques et matérielles imposent en effet une étrange logique au tournage d’un film. « On ne tourne pas les séquences en suivant l’ordre dans lequel elles sont montrées à l’écran », rappelle l’étude.

Une multitude de conditions
S’il s’agissait d’une machine, la précision des plans autoriserait aisément que l’ordre de fabrication des pièces soit indépendant du montage final. Mais un film doit raconter une histoire vivante et donner au spectateur un sentiment de réelle " continuité ". Ainsi, deux séquences filmées à des semaines d’intervalle ou dans des lieux différents doivent donner, à l’écran, l’illusion qu’il s’agit de la même scène. Elles doivent être " raccord ", c’est-à-dire ne créer " aucun choc dans l’œil du spectateur ".
Chaque séquence suit bien sûr un scénario relativement précis et préparé à l’avance. Mais, en pratique, sa réalisation dépend d’une multitude de conditions : le jeu des acteurs, le décor, les costumes, la lumière, la position de la caméra, les déplacements, etc. Chacune exige une attention précise, sans laquelle la continuité recherchée serait rompue.

Les scriptes sont les gardiens de cette continuité. Ils occupent donc une place unique dans l’équipe de tournage. Assistants du réalisateur, ils n’interviennent pas dans la conception de la mise en scène. Mais ils se voient confier beaucoup plus : l’existence du " film " lui-même. C’est-à-dire, la gestion d’une cohérence temporelle du récit et de l’image, qui est au cœur de la magie du cinéma.
Une telle mission leur impose d’être la mémoire de ce qui a été filmé et de suivre l’ensemble des intervenants du tournage. C’est une mémoire complexe, changeante, que chaque scripte se construit à partir du scénario et de ses évolutions, mais en y adjoignant de multiples dessins, notations, écrits et signes, souvent personnels.

Ferme, discret, diplomate
Ces langages permettent de passer du scénario à un véritable tableau synoptique de la conception du film. Cette représentation originale de l’acte de cinéma témoigne de l’importance de leur fonction. Elle leur permet de scruter chaque nouvelle séquence avec une vigilance inquiète, pour rappeler à tous les intervenants que ce qui va être tourné ne prend son sens que comme élément d’un film à venir que personne n’a encore vu, et que les scriptes doivent défendre.
Reste qu’il faut aussi compter avec les improvisations du réalisateur, la nécessité d’insérer de nouvelles séquences ou de réviser le scénario. Il y a donc une diplomatie propre à l’intervention des scriptes.

Ils doivent ménager des collectifs fragiles, sous tension, où stars et figurants se côtoient. Il faut aussi ne pas brider les mouvements de la création et ne pas trop stigmatiser les erreurs des professionnels.
Les scriptes doivent manier la fermeté et la discrétion. Il est également de leur responsabilité de comprendre les besoins des différents métiers. En dernier ressort, quand chacun semble avoir perdu ses repères, c’est vers eux que tout le monde se tourne et attend l’indication salvatrice.

Ce qui manque dans le management
A mieux connaître le travail des scriptes, on comprend ce qui manque souvent dans le management des projets innovants industriels, même si beaucoup les sépare du cinéma. Malgré un intense travail de conception, ces projets rencontrent inévitablement de multiples surprises au cours de leur développement. Celles-ci peuvent être d’ordre technique, économique ou commercial.
Ces aléas imposent au projet des modifications, des adaptations, des redéfinitions, voire des réorientations qui peuvent s’accumuler au fil du temps.

Confrontés à ces turbulences, chefs de projet et spécialistes doivent parer au plus pressé et engager les changements nécessaires sans pouvoir en maîtriser toutes les conséquences. Ils sont aussi menacés de perdre, au moins partiellement, la mémoire des choix passés. Plus grave, ils peuvent négliger de redéfinir les objectifs et la perspective finale du projet.
Des " scriptes des projets innovants " pourraient apporter une aide précieuse. Certes, les outils de mémorisation et d’intervention seraient différents de ceux du cinéma. Mais la mission serait la même : gérer la transformation d’une série d’actes créatifs en une œuvre cohérente. Les métiers du spectacle ont beaucoup à nous apprendre sur autre chose que leur intermittence.

(Armand Hatchuel, professeur à Mines ParisTech, Le Monde, mercredi 2 avril 2014)