Frédéric Noirhomme, SBC, évoque le tournage de "L’Intérêt d’Adam", de Laura Wandel

"La réalité avec les outils de la fiction", par François Reumont pour l’AFC

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Dans une forme narrative ultra réaliste qui ne peut qu’évoquer celle des maîtres du cinéma belge francophone, et à leur première Palme d’or en 1999 (Rosetta, porté par la regrettée Émilie Dequenne), Laura Wandel emmène le spectateur dans un quasi huis clos en temps réel au cœur du service pédiatrique d’un hôpital. Suivant l’infirmière en chef interprétée par Léa Drucker, on s’enfonce peu à peu dans l’intrigue et dans les liens qu’elle va nouer avec une mère en situation de détresse et son enfant de quatre ans. C’est Frédéric Noirhomme, SBC, qui, du haut de son 1,86 m, s’est chargé de filmer en caméra portée cette plongée en apnée dans le milieu hospitalier de nos voisins belges qu’on sent tout aussi débordé et en souffrance que le nôtre... L’Intérêt d’Adam fait donc l’ouverture en séance spéciale de la Semaine de la Critique 2025. (FR)

Adam, 4 ans, est hospitalisé pour malnutrition à la suite d’une décision de justice. Lucy, l’infirmière en chef, autorise la mère d’Adam à rester auprès de son fils au-delà des heures de visite fixées par le juge. Mais la situation se complique quand celle-ci refuse une nouvelle fois de quitter son fils. Dans l’intérêt de l’enfant, Lucy fera tout pour venir en aide à cette mère en détresse.

On entre dans le film et on est tout d’abord happé par cette narration en temps réel.

Frédéric Noirhomme : Laura aime les immersions. Ce n’est pas le premier film qu’on fait ensemble, et à chaque fois sa narration repose sur très peu de temps mort, quelque chose de très tendu aussi qui enferme le spectateur dans une unité de lieu et de temps réduite. À la limite de quelque chose qui est supportable pour le spectateur ! Même si à la fin ces plans sont raccourcis, le rythme s’ajuste pour conserver cette sensation de mouvement dont on ne peut s’extraire.
L’intégralité du film est donc tournée en une série de plans-séquences, à l’exception d’une scène, celle de discussion dans la petite salle de jeux, vers la fin du film. Dans cette scène, il y avait tellement de personnages et d’interactions que c’était impossible de couvrir en un seul plan.
Au contraire, on a aussi regroupé trois ou quatre séquences du scénario qui se déroulaient dans les urgences pédiatriques pour les tourner en un seul plan continu. Là encore, trois ou quatre coupes se sont glissées au montage pour raccourcir certains déplacements, et passer d’une prise à l’autre... Mais c’est vraiment un plan qui nous a pris trois jours à tourner, avec beaucoup de figurants. La caméra passant du service pédiatrique, au service général, à la salle d’attente...

Avez-vous tourné en studio ?

FN : C’est effectivement très compliqué de trouver un hôpital pour y tourner tout un film. Mais je pense que la solution studio était hors de notre budget. Et le studio n’est pas une option pour Laura, tant ses méthodes s’ancrent dans le réel et les contraintes des décors naturels. Les seules options pour nous étaient des établissements ou des parties désaffectées. Ici, nous avons pu tourner dans deux hôpitaux, un totalement désaffecté à Liège pour la scène des urgences que je viens d’évoquer. Et un deuxième à Huy, en service qui devait se faire repeindre, et donc temporairement vidé de ses patients. On a donc profité d’une fenêtre de tir très étroite correspondant à ces travaux, en tournant six jours par semaine, sur cinq semaines. Le tournage du film s’étant naturellement précipité dès lors que l’hôpital nous a donné son feu vert. On a dû se lancer très vite, sans vraies répétitions préalables, en profitant de chaque début de journée pour trouver la scène. J’observais ainsi Laura mettre en place l’action avec les comédiennes, affinant moi-même avec elle quelques dynamiques de déplacements pour que le plan puisse fonctionner. La fin de matinée étant consacrée à d’autres répétitions avec la caméra, pour en général faire les prises dans l’après-midi. Sachant que Laura fait entre 20 et 30 prises par plan, on terminait la séquence en fin de journée.

C’est assez considérable, non ?

FN : C’est-à-dire que lors des premières prises, tout est encore très frais je crois, pour elle comme pour moi. Elle travaille ensuite peu à peu les choses, en fonction de l’essence de chaque scène. C’est un travail très précis où elle peut légèrement modifier telle ou telle ligne de dialogue et intention de jeu, tel ou tel déplacement... Comme chaque plan couvre en général l’intégralité du décor, l’équipe se cache dans une chambre, avec le retour. Et je suis seul à la face avec le chef machiniste et le perchman. Et beaucoup de prises sont avortées pour des raisons de jeu ou techniques. Il faut alors reprendre tout au départ de la scène...

Photo Maxence Dedry


Comment avez-vous éclairé ?

FN : La lumière est entièrement intégrée au décor. J’ai pu remplacer la majorité des sources existantes par des plaques de LEDs mieux équilibrées, et plus facilement contrôlables. Pour cela, l’équipe décoration a fabriqué des faux plafonds qui s’intégraient au décor naturel, dans lesquels nous avons installés de dalles LEDs Versatile 60-60 bicolores DMX. Tous les couloirs et les chambres étaient équipées de ces faux plafonniers, c’est ce qui m’a permis d’unifier notamment la qualité lumière sur le décor.

Photo Maxence Dedry


Un mot d’ailleurs sur ces blouses blanches, et ces murs, et qui sont vite devenus un vrai casse-tête à l’étalonnage. Quand vous vous retrouvez à finaliser à l’image un huis clos dans un hôpital, je peux vous dire que parfois vous vous arrachez les cheveux ! La notion de blanc à l’image ne cessant de se transformer au fur et à mesure des heures enfermé face au film... Votre œil s’habitue tellement vite à une teinte, ou quelque chose qu’on cherche au début, tout peut partir très vite de plan à plan. La seule méthode valable reste de se fixer avec une grande rigueur des images de référence - et d’y retourner - pour éviter cette espèce de dérive particulièrement sournoise !

Avez-vous pu tout de même contrôler une certaine évolution à la lumière ?

FN : Quand on choisit cette forme narrative du temps réel à l’écran, on est forcé de respecter le langage lumineux du lieu. D’une certaine manière, on raconte l’hôpital, autant que le personnage. La seule manière d’intervenir un peu, c’est la position des sources... Mais, par exemple, le passage des heures, celui du jour à la nuit par exemple, ne se remarque pas de manière évidente. Ce métier d’infirmière dans l’hôpital, où on passe son temps d’un couloir à un autre, est assez coupé du monde, et de la lumière naturelle. Si bien qu’en fin de service, on sort parfois et on est surpris que la nuit soit déjà là. Pour marquer tout de même ce passage du temps, on a joué sur nos plafonniers. Avec un changement de rythme sur la nuit, par exemple en éteignant une lumière sur deux. La nuit est aussi légèrement signifiée dans les quelques découvertes qu’on a pu aménager. Au bout du couloir, par exemple, une vue sur l’extérieur - toujours floue - a été aménagée en installant une photo Backdrop de chez Rosco. Un tirage photo qui permet d’être utilisé en effet jour avec un éclairage de face, puis en nuit avec un éclairage arrière. C’était un des enjeux du film de paraître à la fois ultra naturaliste, mais avec derrière un gros travail de l’équipe.

Peut-on dire que le film est un faux documentaire ?

FN : Dans le documentaire, pour moi, il y a un rapport au réel qui subordonne le tournage. On peut donc se retrouver dans une situation un peu de distanciation, d’observation. Sur L’Intérêt d’Adam, je crois que c’est tout à fait l’inverse. C’est un récit fiction, et il faut garder le spectateur en haleine du début à la fin. On recrée donc une histoire, dans des conditions très proches du documentaire, mais avec tous les outils de la fiction.

L’ombre de Rosetta plane aussi beaucoup sur ce film...

FN : Oui forcément, le cinéma des frères Dardenne est une inspiration forte. On peut dire que dans notre génération avec Laura, on est tous des enfants de Rosetta ! Et puis Luc et Jean-Pierre Dardenne sont en outre coproducteurs du film... Quand on prépare avec Laura, on pense forcément à leur filmographie, et cette manière de filmer les comédiens. C’est parfois des petits détails, des démarches, des postures. Un peu de longueur de plan en restant dans leur nuque, ça raconte tant de choses ! C’est une sorte de force tranquille pour moi, quelque chose qui transmet la détermination. Et ce film c’est vraiment une histoire de volonté. Lucy est déterminée à tout prix, elle se donne cette sorte de mission à elle-même. Je pense que ça tombait sous le sens de travailler le film de cette manière.
Et il faut aussi que je cite le film roumain de Cristi Puiu La Mort de Dante Lazarescu (2005) qui nous a beaucoup parlé en préparation. Un film bouleversant où un vieil homme est trimbalé d’hôpital en hôpital par une ambulancière qui s’est donnée la mission d’essayer de le sauver. On y retrouve un peu la trajectoire du personnage de Lucy, et cette énergie dans la détermination.

Filmer une histoire en temps réel, même si elle n’est pas faite en un seul vrai plan-séquence pose tout de même la question du rythme donné au film par le cadre... Comment abordez-vous la chose ?

FN : On a beau faire très attention au rythme sur le tournage, notre perception finit par être biaisée par la fatigue, par l’habitude des lieux, par forcément plein de choses... Donc on se trompe forcément. Et le montage est là pour corriger toutes ces choses, et garder ce côté haletant, cette immersion que j’évoquais. La présence de notre jeune comédien nous empêchait également de capter tout en temps réel. La législation imposant des durées très limitées de présence de l’enfant, on a dû aménager ses scènes avec des points de coupe possible. C’était absolument nécessaire pour ne pas le laisser en standby trop longtemps alors qu’il n’est pas à l’écran. Autre astuce, notre petit comédien Jules avait un frère jumeau, qui ne lui ressemblait pas tant que ça, mais qui a pu le remplacer de dos notamment à certains moments. En tout cas c’était un vrai enjeu, de découpage sur le plateau, de mettre au point ces plans avec lui, avec des contraintes très différentes du reste des scènes...
Autre petite chose de rythme, une journée de plans additionnels, tournée bien plus tard, à l’issue du montage. Pour cela on est retourné dans l’hôpital désaffecté de Liège qui nous avait servi pour les urgences. On a reconstitué quelques petits décors raccord avec ce qu’on avait pu tourner précédemment, et filmer quelques courtes séquences de transition. Essentiellement des plans de Lucy seule, qui permettaient de mieux souligner son état. Son personnage étant perpétuellement dans l’action au cours du film, on s’est aperçu au montage qu’il manquait un petit peu ces moments plus calmes pour lire un peu mieux comment elle se situe par rapport à elle-même. Des petits moments de solitude, d’introspection, face à un miroir dans une salle de bains. Des choses très simples, des petits moments, là encore, qui nourrissent le montage.

Parlons un peu caméra épaule... Comment vous y êtes-vous pris ?

FN : Avec mon mètre quatre-vingt six, je me retrouve presque tout le temps à cadrer les comédiens en plongée si je mets la caméra sur mon épaule. C’est difficile de me placer à leur hauteur, ou d’être simplement dans leur axe regard. Bien sûr, on peut toujours un peu tricher et fléchir les jambes, ou tenir la caméra devant soi, mais à l’échelle d’un film entier, ça devient vite très inconfortable. J’ai donc repris exactement le même dispositif choisi à l’époque sur le précédent film de Laura (Un monde) qui se passait majoritairement dans une cour d’école, et pour lequel je devais filmer souvent à hauteur d’enfants. Cette solution, c’est celle d’un exosquelette qui me permet de soulager musculairement mes bras, et de garder la caméra à une hauteur intermédiaire. Je précise que cette solution ne s’associe à aucun stabilisateur, type Ronin ou autres, et que la sensation un peu brute de la caméra épaule est conservée. Le cadre continue à respirer, tout en étant rigoureusement à la hauteur de la nuque ou des regards des personnages.

Photo Maxence Dedry


Le revers de la médaille, c’est que ça rend la carrure du cadreur un peu plus large, et que les passages de portes - surtout en marche arrière - peuvent être particulièrement délicats ! En matière de caméra, si j’avais opté sur Un monde pour la solution Sony Venice avec tête déportée (Rialto), cette fois-ci j’ai préféré tourner avec une Alexa 35. Ce choix se justifiant par son rendu peut-être un peu plus proche de l’image argentique qu’aime tant Laura. D’abord la taille de son capteur, identique à celle du film 35 mm classique, mais aussi son choix de texture qui peut sans grande manipulation en postproduction évoquer le caractère de la pellicule.
Sans doute Laura aurait-elle aimé tourner pour de vrai son film en argentique, mais le nombre de prises qu’elle a l’habitude de faire bannissait cette option d’entrée de jeu.
Pour les objectifs, on est parti en Leica Summilux, car Laura aime beaucoup travailler sa mise en scène avec peu de profondeur de champ. Certes ce ne sont pas les seules optiques grande ouverture, mais je trouve que la douceur des flous en arrière-plan fonctionnent très bien à l’image. C’était sans doute notre moyen à nous de renforcer encore plus la détermination du personnage à l’image. Se concentrer sur le personnage et laisser un peu l’environnement abstrait. Lors de l’unique journée d’essais costumes qu’on a pu faire juste avant de tourner dans l’hôpital, je me souviens m’être concentré presque exclusivement sur cette combinaison entre la focale et la distance juste à trouver pour filmer les personnages. En les faisant marcher successivement plus loin, plus proche, on a fini par déterminer l’échelle de plan idéale dans ce lieu. C’est devenu la référence ensuite lors du tournage, autour de laquelle on a pu par moment légèrement élargir ou au contraire resserrer au gré des scènes.

Il y a un sentiment d’ailleurs d’être de plus en plus proche de Lucy au fur et à mesure que l’histoire se déroule...

FN : Effectivement, tandis que le film progresse, la caméra s’approche de plus en plus d’elle, pour renforcer encore sa détermination à l’écran. On a aussi, mais c’est plus subliminal, travaillé à des ouvertures de plus en plus grandes. Dans l’ouverture du film, le personnage de Lucy est peut-être un peu plus perméable à son environnement, mais plus film avance, puis elle s’obstine à aider Adam et sa mère, et plus elle s’isole avec cette profondeur de champ qui se réduit au fur et à mesure...

(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)