Analyse

"Intermittents, si près du but…"

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°266

Le Monde, 14 juin 2016
Quand l’objet convoité depuis des années est à portée de main, on n’a pas envie qu’il s’échappe. C’est dans cette situation que se trouvent les intermittents du spectacle. Ils sont à deux doigts d’obtenir l’accord sur l’assurance-chômage qu’ils réclament depuis treize ans, que l’on peut résumer par le slogan des "507 heures en douze mois".

Il faut effectuer 507 heures en douze mois pour être éligible aux annexes 8 (techniciens) et 10 (artistes) de l’Unedic, un régime dérogatoire plus solidaire et adapté à la précarité de l’emploi : en effet, les comédien(ne)s, musicien(ne)s, etc., sont embauchés pour des missions ponctuelles (tournage d’un film, répétition d’une pièce, concert…) auprès de différents employeurs, alternant périodes de travail et de chômage.
Le 28 avril, de nouvelles règles d’indemnisation intégrant les "507 heures en douze mois" ont été signées par l’ensemble des partenaires sociaux du secteur culturel (CGT-spectacle, CFDT communication, conseil, culture, etc., et la Fesac côté patronal). Mais la victoire n’est pas acquise : le Medef et la CFDT estiment que cet accord ne génère pas assez d’économies…

Un quotidien fragile
Pour une partie de l’opinion, les intermittents passent pour des privilégiés. Le quotidien de l’immense majorité d’entre eux est pourtant fragile, surtout dans une période où les collectivités locales réduisent leur soutien à la culture. Aussi, les règles d’assurance-chômage doivent-elles être sécurisées.
Or, c’est le contraire qui s’est produit depuis le début des années 2000 : à l’initiative du Medef, suivi par la CFDT, l’accord du 26 juin 2003 avait durci l’accès aux annexes 8 et 10, sans générer les économies attendues.
Puis les ministres de la culture se sont succédé rue de Valois. Et à chaque renégociation, le même accord bancal de 2003 était reconduit sans véritable débat. C’est ainsi qu’en 2016, des intermittentes enceintes peuvent ne pas retrouver leur niveau de salaire après un congé maternité.

Concertation
Il a fallu attendre juin 2014, et une énième crise, pour que le politique agisse. Il y a deux ans, le premier ministre, Manuel Valls, a lancé une concertation pour réformer en profondeur les annexes, laquelle a abouti à un changement des règles de la négociation (inscrites dans la loi Rebsamen de 2015) : les annexes 8 et 10 ne sont plus discutées à l’échelon interprofessionnel, mais par les partenaires sociaux du secteur culturel qui connaissent bien mieux ce dossier complexe.
Ces derniers, toutefois, ont eu une contrainte de taille : leur accord devait s’inscrire dans le "cadrage" financier du Medef. Dévoilé le 24 mars, celui-ci prévoyait que l’accord devait générer 105 millions d’euros d’économies, auxquels devaient s’ajouter 80 millions d’euros à la charge de l’Etat, au titre de sa "politique culturelle".

Or, selon le chiffrage réalisé par un comité d’experts nommé par Matignon, l’accord du 28 avril permet de réaliser entre 84 et 93 millions d’euros d’économies. Le compte n’y est pas, ont déclaré officiellement le Medef et la CFDT, lundi 30 mai.
Douche froide à Matignon, qui n’a pas vu le coup venir et s’apprêtait à fêter la victoire : le soir même du 30 mai, le premier ministre annonçait que l’Etat apporterait son soutien et prendrait en charge deux mesures de l’accord, à hauteur de 12 millions d’euros, à savoir la différence entre 93 et 105 millions d’euros.

Le feu aux poudres
Cela n’a pas suffi : dans une lettre adressée à Manuel Valls et à la ministre du travail, Myriam El Khomri, mardi 7 juin, les négociateurs de l’Unedic – à l’exception de la CGT et de FO – ont demandé au gouvernement « un engagement financier » à hauteur de 100 millions d’euros en vue de réduire les dépenses des annexes 8 et 10.
En formulant cette demande, le Medef et la CFDT savent qu’ils mettent le feu aux poudres. Car les intermittents sont radicalement hostiles à l’intervention financière du politique, considérant que c’est prendre le risque de fragiliser le régime.
En cas d’alternance, une nouvelle majorité hostile pourrait ainsi décider de ne pas reconduire l’enveloppe. Par ailleurs, ils jugent que les annexes 8 et 10 doivent rester dans le champ de la solidarité interprofessionnelle, les intermittents se considérant comme des travailleurs comme les autres.

Terrain miné
De fait, depuis deux ans, le gouvernement Valls a mis un pied sur ce terrain miné : depuis juin 2014, l’Etat prend en charge une mesure impopulaire introduite dans les annexes 8 et 10 (le "différé") pour un montant de 80 millions d’euros en année pleine.
Que faire à présent ? Juridiquement, le gouvernement pourrait valider l’accord du 28 avril et passer outre aux protestations du Medef et de la CFDT. Mais politiquement c’est une autre affaire : l’exécutif a besoin de ces "partenaires" sur d’autres dossiers sensibles, à commencer par la loi El Khomri.

Le gouvernement veut jouer une autre carte : Matignon a annoncé la création d’un fonds pour l’emploi dans le spectacle, doté de 90 millions d’euros. Ce fonds vise à donner les garanties financières demandées par les négociateurs de l’Unedic, non pas en finançant l’assurance-chômage, mais en développant de l’emploi stable dans le secteur culturel. C’est le pari de Manuel Valls et de la ministre de la culture et de la communication, Audrey Azoulay.
En attendant la prochaine réunion des partenaires sociaux, le 16 juin, la Coordination des intermittents et précaires (CIP) et la CGT-spectacle le répètent : elles ne « lâcheront » pas, et l’accord du 28 avril doit être validé avant juillet. Le premier ministre joue gros : régler le dossier des intermittents pourrait être l’un des – rares – points positifs de son bilan social, à un an de l’élection présidentielle. Et il vaudra mieux avoir les artistes de son côté en 2017…

Clarisse Fabre, reporter culture et cinéma, Le Monde, mardi 14 juin 2016