"J’accuse", un (vrai) film sur un faux coupable

Entretien avec le directeur de la photographie Paweł Edelman, PSC, à propos de son travail sur "J’accuse", de Roman Polanski

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Pour son nouveau film, le réalisateur Roman Polanski a décidé de porter à l’écran une adaptation extrêmement fidèle d’un événement majeur de la fin du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus. Malgré le très grand nombre de personnages et les allers retours entre différentes époques, le cinéaste franco-polonais excelle dans la mise en scène et l’art du montage pour rendre à l’écran une histoire simple et captivante. À la caméra, c’est de nouveau son compatriote polonais Paweł Edelman qui officie (après six films avec lui depuis Le Pianiste, en 2002). Un film tout en teintes glaciales dont une partie non négligeable s’est tournée dans les lieux authentiques du drame. Ce film fait l’ouverture à Toruń de la nouvelle édition d’EnergaCamerimage 2019... (FR)

Comment avez-vous préparé ce film assez touffu dont la volonté de fidélité historique est un vrai enjeu ?

Paweł Edelman : Notre préparation suit un fil assez universel, plus ou moins celui que chaque équipe reproduit à chaque projet. On commence en général par une discussion sur la base du scénario. Dans le cas de J’accuse, c’était il y a déjà plusieurs années car l’idée de Roman d’adapter le livre de Thomas Harris sur l’affaire Dreyfus n’est pas récente. A cette époque, on avait d’ailleurs envisagé de le tourner en anglais et de le faire entièrement en studio. Une des options était même d’aller le tourner en Pologne et on avait fait le tour des studios disponibles là-bas... Mais le film ne s’est pas monté à ce moment-là pour des raisons de budget. Et puis l’année dernière, Alain Goldman, le producteur français, a suggéré à Roman d’adapter le film en français, avec un casting français, et non plus en studio mais en décors naturels. Notre préparation repartait donc à zéro...
Comme le script narre des événements historiques qui se sont déroulés dans de vrais lieux, Jean Rabasse, le chef décorateur, a tout de suite commencé par les répertorier précisément. Certains avaient disparu ou changé et il était impossible d’y retourner, tandis que d’autres étaient parfaitement conservés comme l’École militaire de Paris, ou le Palais de justice).

On a donc mis au point le travail en découpant très précisément chaque lieu, en déterminant chaque axe de caméra, chaque méthode d’éclairage et les modifications éventuelles en matière de décor qui pouvaient en découler... En même temps, nous discutions avec Roman Polanski de l’atmosphère générale et de l’identité visuelle des plans du film... Et tout est parti de la scène d’ouverture, la dégradation du sergent Dreyfuss dans la cour de l’École militaire. Historiquement, cet événement s’est déroulé par un jour d’automne gris et nuageux, et on a tout de suite pensé que le reste du film devrait suivre cette voie. D’où la tonalité plutôt froide et sombre qui revient régulièrement dans les intérieurs, et à laquelle nous avons décidé de nous tenir.

Parlez-nous un peu du lieu assez étrange choisit pour héberger le contre-espionnage dans le film...

PE : Le lieu hébergeant le contre-espionnage (la section des statistiques) n’était pas documenté. Aucun dessin ou photo ne nous étant parvenu depuis l’époque... Comme ce lieu était solidement décrit par Robert Harris dans son livre, ce sont ces descriptions qui devinrent la base de travail pour Jean Rabasse. Avec une direction principale : des pièces plutôt petites et sombres, des couloirs longs et étroits et les fenêtres en permanence couvertes. A la fois, un bon script comme celui qu’avaient produit Roman Polanski et Robert Harris transmet sa propre vision du film en matière d’image. Le rôle du directeur de la photo, pour moi, est de délicatement assimiler l’histoire et de la traduire en une suite de décisions artistiques, organisationnelles et techniques...

Le film est assez sobre en matière de caméra et de plans... Comment se déroule le choix des focales, par exemple, avec Roman Polanski ?

PE : Roman Polanski est un inconditionnel des courtes focales. Je crois que depuis vingt ans que nous travaillons ensemble, son objectif le plus utilisé est le 21 mm. Durant les répétitions, Roman se place invariablement toujours très près des comédiens, les observant tous à leur tour. Il me semble que cette très courte distance de point de vue est simplement déclinée au moment du tournage, en plaçant presque toujours la caméra au centre même de la scène. Et l’utilisation quasi automatique d’une courte focale. La scène où Picquart (Jean Dujardin) observe le bordereau encadré sur son mur dans son bureau est, par exemple, tournée avec ce genre de focale. On remarque peut-être un peu plus le grand angle car il se lève et vient se placer très près de l’optique. Et c’est là où la force d’un gros plan (peu fréquent avec Polanski) vient tout d’un coup marquer ce moment-clé du film. De par sa rareté, le gros plan devient du coup beaucoup plus puissant à l’écran.

Quelle a été votre stratégie de lumière ?

PE : Comme je l’ai indiqué auparavant, nous avons dû tourner en décors naturels. Naturellement, quelle que soit la scène dans le film, elle requiert une approche particulière, selon son sens et donc une stratégie de lumière bien à elle. J’accuse étant une reconstitution historique, à partir d’éléments dramatiques authentiques, ce devait être un film réaliste. C’est pour cette raison que l’illusion de la réalité a été ma préoccupation principale à travers ma construction de la lumière sur chaque décor du film. Quand on se donne un but comme celui-là, le trajet devient donc très étroit... D’un côté on est toujours tenté de créer des atmosphères distinctes, et de l’autre on se dit qu’il ne faut pas que l’image devienne artificielle, comme non fidèle et moins crédible. Pour l’anecdote, à l’issue de la première projection lors du festival de Venise en septembre, j’ai reçu un e-mail d’un jeune cinéaste me demandant si le film avait été entièrement tourné en lumière naturelle... Si c’est l’impression laissée par le film, et bien c’est plutôt réussi ! En réalité, bien au contraire, derrière chaque plan se cache un gros travail de l’équipe.

Utilisez vous des sources LEDs ?

PE : Oui bien sûr, les projecteurs LED sont devenus maintenant un outil basique sur tous les plateaux de tournage. Chaque nouvelle génération de ces projecteurs est meilleure et de plus en plus efficace, leur couleur de plus en plus parfaite. En plus, les luminaires sont de plus en plus petits et légers. Sur J’accuse, nous avons utilisé quotidiennement les SkyPanels d’Arri, des Carpetlight et des LEDs Litegear. Par exemple, dans l’espace étroit de la section des statistiques, les panneaux Carpetlight nous ont fait gagner beaucoup de temps grâce à leur légèreté, leur douceur et leur très faible épaisseur. Quand on filme dans des décors naturels très anciens, où on ne peut installer aucun matériel lourd, la légèreté est capitale. Autre exemple, la séquence du concert ou celle de la réunion secrète avec Zola et Clémenceau ont été éclairées avec des boules chinoises accrochées simplement sur des grands chandeliers de cristal présent dans le décor.
Enfin, pour les séquences de nuit dans la cour du Palais de justice, nous avons utilisé des ballons à hélium, à vrai dire les seuls équipements utilisables rapidement et simplement dans ces décors aussi vastes...

Quelle a été la séquence la plus difficile pour vous sur ce film ?

PE : Sans aucun doute la scène d’ouverture qui met en scène la dégradation du capitaine Dreyfus dans la cour de l’École militaire. L’idée était de la filmer en extérieur, avec une série d’écrans verts pour l’arrière-plan. Le tout installé sur une piste d’atterrissage d’un aéroport désaffecté dans la banlieue parisienne. Malheureusement le vent et la pluie étaient de la partie dès le premier jour, et nous dûmes battre en retraite après seulement deux plans tournés. Sachant que la météo n’allait pas s’arranger dans les jours à venir, nous avons été forcés de nous retrancher dans un hangar proche qui hébergeait la cantine. Un endroit vraiment petit et pas du tout adapté au tournage de cette séquence d’assez grande ampleur. On a donc essayé au mieux de couvrir la scène en alternant des plans d’ensemble et des plans plus serrés avec les moyens du bord. Finalement la météo redevenant plus clémente, nous sommes ressortis de nouveau et la scène au montage final alterne en permanence entre plans tournés à l’extérieur et ceux dans la cantine... J’espère que les spectateurs ne remarqueront pas la différence mais je peux vous garantir que recréer des conditions de raccord lumière dans ce lieu n’étaient pas chose facile !

Un mot sur le passage de l’argentique numérique sur votre duo fidèle opérateur réalisateur depuis presque vingt ans ?

PE : Mon impression est que notre passage vers le tournage numérique s’est déroulé dans la douceur et je dirais même presque sans s’en rendre compte... Peu avant le tournage de La Vénus à la fourrure (2013), on avait fait toute une série de tests comparatifs entre le film et les caméras numériques. À la vision des résultats, la réponse était claire : le numérique était suffisamment mûr techniquement pour nous.
Sur J’accuse, nous avons de nouveau tourné avec une caméra Sony, cette fois-ci la Venice, surtout pour sa grande sensibilité, la possibilité quelle offre d’utiliser des filtres neutres intégrés, sa taille réduite et sa légèreté. En outre, j’avais toujours eu envie d’essayer une caméra à grand capteur, et c’est exactement ce que la Venice était. Avec le recul je dirais que c’était un bon choix.

Et sur le contrôle en direct ?

PE : C’est un des grands avantages offerts par le numérique que de pouvoir contrôler l’image par le biais d’excellents moniteurs. Roman et moi utilisons cette possibilité dans une démarche très naturelle. C’est aussi pour cette raison que je demande à quelqu’un de l’équipe de s’occuper de l’étalonnage sur le plateau et de toute la gestion des rushes, ces éléments accompagnant le réalisateur tout au long du processus de montage. C’est mon fils Maciej qui s’occupe de ce poste dans l’équipe, communiquant avec l’équipe du labo et prenant soin de la qualité des rushes.
D’ailleurs, nos rushes sont si près de la demande de Roman que ce dernier a assisté par la suite pour qu’on ne retouche que très peu l’étalonnage final. Mon étalonneur, Gilles Granier, avec lequel je travaille pour la première fois s’est avéré d’un grand professionnalisme dans cette étape. Le résultat final et que selon moi nous avons réussi à créer des images à la fois intéressantes et intrigantes, sans jamais perdre le personnage que l’on suit à chaque pas de l’histoire.

Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC.

J’accuse (An Officer and a Spy)
Production : Alain Goldman
Réalisation : Roman Polanski
Image : Paweł Edelman, PSC

Dans le portfolio ci-dessous, quelques scènes de J’accuse.