Jonathan Ricquebourg, AFC, nous parle du tournage de "L’Aventura", de Sophie Letourneur

Par Brigitte Barbier pour l’AFC

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C’est Sophie Letourneur qui ouvrira le bal de l’ACID 2025 – Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion –, l’une des plus jeunes sections parallèles du Festival de Cannes. Pour L’Aventura, et comme pour son film précédent Voyages en Italie, la réalisatrice partage l’affiche avec Philippe Katerine. Cette douce et parfois rugueuse comédie placée sous le signe du road trip en famille est filmée par Jonathan Ricquebourg, AFC, qui avait déjà tourné avec Sophie Letourneur pour Voyage en Italie. S’imprégnant du réel, la réalisatrice crée une narration sans frontière entre le vécu et la fiction et donne un ton très personnel et intime au film. Jonathan Ricquebourg partage ici son expérience d’un tournage qui a fonctionné « comme une troupe de théâtre ». (BB)

Vacances d’été. Sardaigne, Italie. Un road trip en famille. Claudine, bientôt 13 ans, raconte leurs aventures au fur et à mesure. Quand Raoul, son frère de 3 ans, ne l’en empêche pas…
Avec Sophie Letourneur, Philippe Katerine, Bérénice Vernet, Esteban Melero
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L’Aventura est toujours à la frontière entre la fiction et le documentaire, à tel point que lorsque l’on ne sait rien du film, on se demande si cette famille est une vraie famille.

Jonathan Ricquebourg : C’est vrai qu’il y a pour L’Aventura l’ambition de ne pas savoir ce que l’on regarde, de se tenir à la frontière entre le réel et la fiction. C’est en fait une fiction complètement construite sur du réel. Un genre de réel filmé [rires]. Lors de ses vacances Sophie Letourneur a enregistré une sorte de journal de bord qu’elle a ensuite assemblé (c’est d’ailleurs ce que l’on voit dans le film, quand sa fille enregistre non seulement ce qui se passe mais aussi lorsqu’ils racontent ce qui s’est passé – il y a déjà donc fiction puisque chacun raconte, se raconte). C’est à la fois un travail sur le récit, réel et imaginaire mais aussi et surtout un travail sur la mémoire.
Ensuite, Sophie retourne sur les lieux avec ses bandes son montées, et ré-écrites sous forme de scénario avec lequel elle va faire une première passe de découpage. Puis nous sommes allés ensemble avec Laetitia Goffi (co-scénariste et scripte) et François Labarthe (assistant réal) pour refaire le découpage et filmer toutes les séquences avec un téléphone portable. Ensuite Sophie a monté une maquette de tous les rushes qui dure 3h30. La suite, c’est le film avec les quatre personnages qui sont de vrais comédiens pour une fausse famille !

Donc vous partez avec des comédiens et un scénario, un enfant de 3 ans et une jeune ado de 13 ans. Concrètement vous tournez comment pour avoir cet effet de réel ?

JR : Comme on avait tourné cette maquette sans les comédiens, on pouvait être très précis sur le plateau. De plus, les comédiens avaient des oreillettes et le texte en permanence dans les oreilles, parce que Sophie tenait vraiment au texte tel qu’il était écrit, avec un ton très précis, qui est celui du réel de départ (les premières bandes son). On devait tourner très vite, tout le film en 16 jours, donc je disposais de très peu de temps pour faire la lumière et le cadre. On tournait à deux caméras avec Cyrille Hubert, sans électro ni machino. Le parti pris était de commencer par filmer le petit garçon de 3 ans, le plus souvent avec sa mère qui portait une perruque et la même robe que Sophie et qui donnait la réplique à son fils. Puis nous reconstruisions en partie la scène d’après ce que le petit garçon avait fait pour refaire la scène cette fois-ci avec Philippe et Sophie, parfois avec le petit s’il était d’accord… et il ne l’était pas toujours !
C’était une sacrée gymnastique, un vrai Tetris pour les raccords ! Sophie avait pris cette décision car elle savait que le petit garçon ne serait jamais aussi spontané qu’avec sa maman. Il fallait donc faire le texte exact des bandes son, et le plus possible les actions exactes. Avec de temps en temps une adaptation liée à l’enfant mais qui finalement a eu un comportement très proche de celui espéré. Le film est extrêmement tenu et cadré, il n’y a pas d’improvisation.

Votre équipement était-il aussi léger que votre équipe ?

JR : Oui, c’est à peu près ça ! J’avais une valise d’Astera, une valise d’Hélios, des Dash. Et peut-être des Filex, je ne suis plus certain. Le défi était de pouvoir tout faire, tout en restant léger. Tout le monde faisait tout. Conduire les voitures, organiser ensemble les journées. On faisait les setups caméra, les backups, la gestion des temps forts, des temps faibles... Le plan de travail était évidemment beaucoup trop plein, on se déplaçait énormément avec, en plus, l’objectif d’arriver au bon endroit au bon moment… pour filmer le coucher de soleil ! Il fallait vraiment sentir les vacances avec cette sensation que le temps se dilate, ce temps que prend le soleil pour se coucher et l’environnement qui disparaît peu à peu. Ce sont les respirations dans le film.


Les scènes avec du public, notamment dans le train, sur le bateau, dans les restaurants, ont-elles été tournées comme une fiction avec des figurants ?

JR : Rien n’a été privatisé mais franchement ça s’est très bien passé. Pour chacun des lieux nous avions un accord de principe, nous étions une équipe tellement réduite, deux à l’image, deux au son et les comédiens. Tout s’est déroulé comme pour un documentaire. On a pu construire à chaque fois les séquences. Le truc était de ne pas chercher à "faire professionnel", tout en étant tout à fait sérieux et précis. Il fallait se fondre dans la masse et tourner vite. Mais cela permet aussi des plans que j’adore : sur les plages, des centaines et des centaines de personnes avec un naturel déconcertant.

De g à d : Cyrille Hubert, Sophie Letourneur, Jonathan Ricquebourg et Charlotte Comte
De g à d : Cyrille Hubert, Sophie Letourneur, Jonathan Ricquebourg et Charlotte Comte


Il y a une séquence de nuit avec Francesco, le propriétaire de la maison, où l’on sent une complicité et une relation plus apaisée. Quelle installation avez-vous conçue ?

JR : On a fait un prélight en une quinzaine de minutes. Quand on est seul, c’est quand même laborieux de tout installer, on est un peu au four et au moulin. Dans ces 15 minutes il faut vérifier la caméra, poser le cadre, installer et vérifier les projecteurs.
Pour la lumière, on voulait garder un côté réaliste tout en ajoutant un peu de mystère, parce qu’il se passe quelque chose d’intime, avec une sorte de fantasme de l’un sur l’autre. On sent bien que c’est le seul personnage qui s’occupe un peu d’elle.
Pour créer cette proximité physique, les sources sont surtout placées en contre, et j’ai gardé cette pénombre un peu chaleureuse. Dans le plan qui précède cette scène, Sophie ramasse le linge sur la terrasse avec une grande lumière blanche créée avec plusieurs Astera pour une ambiance nuit un peu fantomatique. Je voulais déjà ouvrir cette parenthèse sur quelque chose de plus fictionnel pour enchaîner avec cette scène très importante. En fait, elle raconte exactement le sens profond du film. Francesco lit ce qui est écrit sur un petit papier qu’il sort de sa poche : « Aime la vie plus que sa logique. Alors seulement tu en comprendras le sens profond »… C’est peut-être aussi, je m’en rends compte aujourd’hui, un mantra pour les images de ce film. Si nous arrivons à ça, c’est merveilleux.

Quelles caméras et optiques avez-vous utilisées pour ce tournage en équipe très réduite ?

JR : J’avais opté pour une caméra Burano de chez Sony, que j’aime beaucoup pour la couleur et la sensibilité. C’est le même capteur que la Venice 2 mais il est bridé. On peut tourner seulement en RAW LT. J’ai fait ce choix d’un signal un peu compressé car sinon nous n’aurions jamais eu le temps de faire tous les backups, en plus du tournage, dans une même journée. Mais ce n’était pas très important pour moi car tourner avec une caméra très légère et une batterie qui tient très longtemps me simplifiait vraiment beaucoup le tournage. On tournait peut-être deux cartes par jour et on avait une tour ultrarapide pour gagner du temps sur les backups. Pour un film comme ça, il faut parfois avoir un rapport très pragmatique à la fabrication. Il ne s’agit pas seulement de texture de couleur ou de finesse mais de survie [rires].
Pour les optiques, j’avais choisi les Summilux de chez Leica, qui restituent très bien les visages. Pour chaque caméra, nous avions deux 35 mm, deux 50 et deux 75. Je crois que 80 % du film est tourné au 35 mm. On avait également deux zooms Angénieux 28-76 mm notamment pour les plans tournés sur la plage.

Il y a peu de mouvements dans le film sauf un travelling très long, comment l’avez-vous tourné ?

JR : C’est un travelling sur Philippe Katerine qui dure trois minutes et qui me plaît beaucoup car, pour moi, il traduit la solitude de cet homme à ce moment-là. Une sorte de temps suspendu. Un fil qui le relie à sa femme à ses enfants. Il est au monde et en même temps, il n’est pas tout à fait là. Il y a quelque chose de très émouvant dans ce plan, de très poétique, pour moi c’est un beau moment de cinéma.
C’est filmé depuis une voiture dans laquelle j’étais seul avec Sophie qui a un petit moniteur. En fait, je conduis en même temps que je fais le point et que je cadre. C’est un petit miracle ce plan car vraiment on roulait au pas et les gens qui ne sont pas des figurants et qui sont dans le champ ont tous fait un petit truc, un peu comme dans Les Demoiselles de Rochefort. C’est tourné en fin de jour, j’ai exposé un peu plus clair pour avoir de la matière dans les ombres.

Les allers retours entre le présent du film, les enregistrements sonores et les scènes qui appartiennent au passé sont très peu visibles, ce qui crée une sorte d’intrication temporelle. Aviez-vous envisagé un traitement de l’image pour séparer ces deux temporalités ?

JR : Cela a été un vrai sujet à l’étalonnage ! On s’est posé la question d’intervenir sur l’image pour séparer le présent du passé, mais en fait le film est tellement imbriqué qu’il aurait fallu faire une différence très nette, du noir et blanc ou du sépia pour le passé par exemple. Ou alors une partie saturée et une autre partie désaturée n’aurait pas été assez tangible. Mais je n’avais pas envie d’être radical, car c’était prendre le risque d’amener le film vers une forme un peu trop didactique. Un travail sonore a été fait pour créer une petite différence entre le présent et le passé.

Cyrille Hubert, à gauche, Jonathan Ricquebourg, à la caméra, Laetitia Goffi, co-scénariste, Philippe Katerine et Emilie (la mère d'Esteban)
Cyrille Hubert, à gauche, Jonathan Ricquebourg, à la caméra, Laetitia Goffi, co-scénariste, Philippe Katerine et Emilie (la mère d’Esteban)


Que pouvez-vous dire de cette deuxième collaboration avec Sophie Letourneur et pourquoi parlez-vous de « troupe de théâtre » ?

JR : Voyage en Italie, le premier film que l’on a fait ensemble, est le premier film d’une trilogie qui décrit une vie de famille, qui se poursuit avec L’Aventura qui raconte ce que devient le couple quand on a des enfants et quand l’amour commence à disparaître et le troisième parlera de divorce… C’est vraiment une manière de s’appuyer sur de petites choses anecdotiques pour dire de grandes choses de la vie. Sophie est une cinéaste importante du cinéma contemporain. C’est la seule à tenter de questionner des choses en apparence anecdotiques et en fait très profondes. Un genre de cinéma comme Andrée Chédid ou Prévert faisait de la poésie. Je suis très heureux de pouvoir travailler avec elle, et je ne suis pas le seul. Ces deux films ont rassemblé exactement les mêmes techniciens et malgré les contraintes financières, de temps et de très petite équipe, nous avons tous accepté ces conditions. Cette manière d’embarquer sur cette aventure et de tourner si vite, de changer d’endroit chaque jour, de rouler, d’appeler le resto pour réserver, de tout faire – ou presque - est pour moi proche de ce que peut vivre une troupe de théâtre en tournée. C’est une approche très collective du cinéma.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)