Festival de Cannes 2024

Josée Deshaies revient sur les enjeux du tournage de "A son image", de Thierry de Peretti

Par Lucie Baudinaud, AFC

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Josée et moi avons une "petite histoire", comme elle s’amuse à me le rappeler, puisqu’elle a fait partie du jury qui a validé mon diplôme à La Fémis. Elle a suivi mes premiers travaux de directrice de la photographie les années suivantes et nous voila en rendez-vous téléphonique, onze années plus tard, elle en tournage à Londres, moi à Paris, pour parler de sa collaboration auprès de Thierry de Peretti. (LB)

Fragments de la vie d’Antonia, jeune photographe de Corse-Matin à Ajaccio. Son engagement, ses amis, ses amours se mélangent aux grands événements de l’histoire politique de l’île, des années 1980 à l’aube du XXIe siècle. Ce sont les fragments d’une génération.

Peut-être commençons par le commencement avec Thierry… ?

Josée Deshaies : J’ai rencontré Thierry il y a une quinzaine d’années, à l’occasion de son premier court métrage, Le Jour de ma mort, que nous avons tourné dans son village, en Corse. Ensuite, il a travaillé avec Hélène Louvart, puis Claire Mathon. Il y a une belle sororité à travers ses films.
Pour A son image, il me rappelle : une boucle qui se boucle en quelques sortes… d’autant que sur ce film-là, nous tournons dans le même village qu’il y a quinze ans. Certains plans sont les mêmes, les décors aussi, comme la place du village par exemple. Il y avait beaucoup d’émotion à se retrouver à cette occasion.

Comment se déroulent les semaines qui précèdent le tournage ?

JD : Thierry est en Corse pendant la gestation du film et bien en amont du tournage, nous nous y retrouvons pour faire des essais.
 A cet endroit je me base sur cette idée très juste que je retiens de Claire Denis et Agnès Godard : plutôt que de faire les essais en studio, on part sur les lieux avec nos comédiens et on filme. C’est une recherche que l’on fait ensemble avec la comédienne principale du film. Cela a plus de sens pour Thierry plutôt que de bricoler de façon finalement théorique en studio. Il arrive parfois que, sans les bons costumes, sans maquillage ni coiffure, zéro lumière, certains de ces essais se retrouvent dans le film final…
A ce stade on ne sait pas grand chose sinon que c’est la bonne actrice.
Je pars avec une Alexa et des optiques sphériques "neutres" : en ce qui concerne la caméra, je travaille en Arri, pour moi cela ne fait pas de question. Arri travaille dans le même "mood" que nous. Ils ne sont pas des ingénieurs, en ce sens qu’ils comprennent avant tout les besoins très concrets que nous avons sur le plateau.

On est donc en Corse et on cherche. On tourne à différents moments de la journée dans les décors pressentis. On ferme des volets, on les ouvre. Cela provoque un dialogue, un échange autour de ces images. Lorsque je rentre à Paris, je continue ces recherches : je suis installée dans le local chez TSF qui me permet de rassembler une quinzaine d’optiques. C’est comme un petit laboratoire : je teste, j’enregistre, je regarde en projection, parfois je montre à Thierry, parfois pas. Tout ceci de manière très empirique.
Thierry voulait utiliser des zooms très souvent. C’était donc un point important car il s’agissait de mélanger zoom et optiques fixes.
J’ai arrêté mon choix sur les Summilux. Je les aime beaucoup peut-être parce qu’elles sont droites et un peu moins piquées que les Master Prime. Un peu moins chaudes et rondes que les Cooke. J’ai donc choisi ma base sphérique en Summilux et ensuite j’ai complété avec les zooms.

Josée Deshaies à la caméra - Photo Elise Pinelli
Josée Deshaies à la caméra
Photo Elise Pinelli


Quand on se pose sur cette question un instant, on pourrait dire que cette longue recherche d’image à travers le choix de la série fixe nous permet essentiellement de poser la direction de l’image. On se retrouve souvent, en fin de compte, à fabriquer la continuité artistique de cette image à travers des lentilles qui se complètent. Parfois la présence de la série principale peut même devenir mineure, mais ce n’est pas grave, on a trouvé la bonne direction à travers cette recherche… non ?

JD : C’est exactement ça.

Est-ce que tu travailles avec des LUTs issues de tes essais ? Comment pondères-tu cela avec la phase de l’étalonnage ?

JD : Une fois les choix faits, on refait des essais ; cette fois très basiques, afin de fabriquer les LUTs pour le tournage. Il y en a 4 différentes, INT, EXT, JOUR/NUIT à chaque fois. J’ai travaillé avec Yov Moor pour cette phase, qui a ensuite donné le relai à Christophe Bousquet pour l’étalonnage final du film.
Sur le tournage, j’utilise le False Color fabriqué par Ed Lachman : il a fait une sorte de False Color sur 25 densités, extrêmement précis. Tu sais exactement où se situe chaque zone de ton image, par 1/2 diaph au-dessus et en-dessous de ton exposition. Cela me permet d’exposer le RAW avec la même précision qu’en 35 mm.
Enfin, l’étalonnage.
 C’est une grande question, parce que je viens d’une longue expérience en film où l’étalonnage était réduit à des réglages relativement simples. Aujourd’hui, c’est plus compliqué. Cela devient de plus en plus important, peut-être 30 % de l’image terminée vient du travail fait pendant l’étalonnage. Et donc la personne en charge prend une place très importante : sur la texture des peaux… sur les noirs… comment tu travailles les noirs toi ?

Je cherche encore ! Jusqu’ici j’obtiens le résultat le plus satisfaisant lorsque je pose mes basses lumières au plus proche du rendu final : je ne prends pas de sécurité. Si je veux une très forte pénombre, je pose pour celle-ci dans la LUT du tournage. La LUT est fabriquée en vue des noirs que je cherche à obtenir : douceur ou densité "charbon". 
Ce qui m’amène parfois à sous-exposer beaucoup. Charles Fréville, l’étalonneur avec qui je travaille, a peu de marge de manœuvre. Malgré cela, il me semble que c’est le seul moyen de parvenir au pied de courbe souhaité sans perdre en cohérence sur le reste de l’image.
Revenons-en à ton travail : as-tu cherché à le faire évoluer au fil des années que traversent les personnages, de 1980 à 2003 ?

JD : Quelle que soit l‘époque à laquelle il se situe, un film, pour moi, c’est contemporain : on raconte notre époque. On parle toujours au présent, le film est au présent. Thierry n’est pas dans le mimétisme d’une époque. On "lime" en quelques sortes les éléments nécessaires à raconter les années dans lesquelles les personnages se situent. Du reste, je crois qu’il s’agissait de parler moins de lumière que de politique : le film est politique.
Il s’agit d’une sensation globale à trouver, pour traduire ce contexte là dans le film. On reproche souvent à Thierry, qui a toujours ancré ses films en Corse, de ne pas faire de "belles images", ce côté "carte postale" peut-être attendu de l’île.
Cette fois le film commence sur un mariage qu’on a traité en back light très assumé sur la plage. Une image sublime de l’île qui dure peut-être deux minutes et ensuite, cela devient politique… Pour revenir aux années, peut-être je dirais que l’on a travaillé à partir des couleurs des saisons. On a tourné sur trois saisons : en mars (les essais), en août et jusqu’en novembre. On a poussé le caractère de chacune, peut-être un peu trop parfois ?

Comment se passe le découpage ?

JD : Idéalement, pour Thierry, il n’y a pas de découpage. Ce qui est très complexe pour le travail de l’image. C’est l’acteur en premier. On fait des plans-séquences et donc on est en improvisation continuellement sur le découpage : au zoom, à la dolly. Il faut ruser et se couvrir quand c’est possible. Il n’y a pas de recette miracle… On est un peu en roue libre.
Dans le film par exemple, il y a une scène de concert d’un groupe nationaliste important des années 1980, sur la place du village. Thierry décide d’organiser un vrai concert, gratuit au public, avec ce même groupe… quarante ans plus tard. La seule consigne était que le public qui souhaitait y assister s’habille de façon "années 1980".
On n’avait aucune idée de combien de gens allaient venir et c’était un peu stressant : trop ? Trop peu ?
On s’était entendu avec le manager du groupe pour refaire le "stage", la scène, avec des éclairages d’époque suite aux photos de références qu’on avait. Ils ont donc fourni les classiques (PARS 64, etc.) de l’époque, des trucs très simples et on a monté tout ça la veille.
En parallèle, je devais aussi imaginer comment le public allait être éclairé (en particulier nos protagonistes, parfois obstrués par la foule). C’était une grande place de village avec pratiquement aucun éclairage public (d’ailleurs cet été-là quasi tout le village était privé d’éclairage public). N’ayant pas des moyens énormes, j’ai décidé d’utiliser le haut du mur de l’école comme une grande surface réfléchissante.
Il y a finalement eu au total environ 600 personnes je crois.
Et puis on a tourné d’une traite sans s’arrêter pendant deux heures, avec un long rail caché derrière le comptoir de la buvette et un pied qu’on avait caché près de la scène. A un moment, on a pris la caméra derrière le bar (elle continuait de tourner pour que le son reste synchro) et on est allé la poser sur la tête du trépied s’assurant un autre axe de prise de vues. Les acteurs ont joué leur rôle pendant tout le concert, sans jamais s’arrêter eux non plus. Thierry m’envoyait ses demandes par oreillettes.
Au final il ne reste que quelques minutes de ce plan de deux heures, c’est assez chaotique parfois ! Mais j’ai quand même trouvé assez exaltant de mettre tout ça en place, entre la pièce de théâtre et la performance. C’était une très belle façon de la part de Thierry d’insuffler de la vitalité pour ses acteurs. C’était un peu… quoi qu’il arrive, "the show must go on" !

Thierry a un rôle dans le film, j’ai lu qu’il devait être plusieurs fois chaque semaine devant la caméra. Est-ce que cela changeait ton rapport sur le plateau ?

JD : Pas tellement, il en discutait avec la scripte plutôt, il me semble que cela aurait été de trop. Ce n’est pas ma place sur le plateau.

Ta place sur le plateau, tu la décrirais comment alors ?

JD : Pendant le temps du film, sa prépa, son tournage, on est très lié avec le réalisateur : on intègre une bulle dans laquelle il faut pouvoir parler le même langage. Confiance mutuelle et direction commune sont primordiales car du sens de l’histoire découle les choix artistiques…
Pour répondre à la question de la place, je dirais que je suis une traductrice. Il y a la langue du scénario et je suis là pour en faire la traduction en images : 24 images chaque seconde pour quatre ans d’écriture "black and white".