L’Abominable, refuge des derniers Mohicans argentiques

Par Isabelle Regnier

La Lettre AFC n°209

Le Monde, 13 avril 2011

Alors que le cinéma poursuit sa marche forcée vers le tout numérique, qui se soucie de la survie de la création sur pellicule ? Du monde, mais dont la voix peine à se faire entendre. Les membres du laboratoire cinématographique d’artistes L’Abominable ont mis en ligne une pétition sur le site de leur association pour lui donner de l’ampleur.

Niché dans une cave, au fond d’une charmante courette d’Asnières-sur-Seine, en banlieue parisienne, ce petit laboratoire créé en 1996 est sous la menace d’une expulsion. Le modique loyer attaché au lieu n’est pas la moindre de ses qualités : la perspective de payer le prix du marché fait craindre aux adhérents pour l’avenir de l’association, et partant, pour la pratique qu’ils défendent.
Sur 200 m2, cette caverne d’Ali Baba pour amoureux de l’argentique offre une gamme très étendue de matériel, récupéré pour l’essentiel. On trouve là des objets étranges, comme ces spires en plastique servant à développer les films en super-8 ou en 16 mm selon le procédé de la chambre noire photographique, qui sont ensuite placées dans des sécheuses électriques bricolées avec des essoreuses à salade.

A la limite de l’antique
Il y a aussi des appareils plus conventionnels : tables de montage pour 16 mm, pour 35 mm, projecteurs (16 et 35 mm également), développeuse noir et blanc, développeuse couleur, table lumineuse, tireuse contact pour fabriquer un négatif 16 mm à partir d’un négatif Super 8, télécinéma pour numériser un film en pellicule… Tous sont à la limite de l’antique, comme ces vieux Macintosh du début des années 1980 qui servent à programmer la machine à bancs-titres. Certaines machines datent même des années 1950. En fédérant les compétences des uns des autres, ils les restaurent, les remettent en marche, les adaptent aux besoins des artistes.

L’association forme ceux qui le souhaitent aux machines et à la pratique. En échange d’une cotisation et d’une contribution pour l’utilisation du matériel, on peut ensuite venir réaliser ses films en autoproduction, hors des circuits de financement institutionnels. A priori mieux adapté aux formats courts, l’équipement peut aussi servir au long métrage. Nicolas Rey, l’un des fondateurs du laboratoire, en a réalisé deux sur place : Les Soviets plus l’électricité en 2001, road-movie de 3 heures tourné en Super 8, qui offre une fabuleuse plongée dans l’histoire de la Russie du XXe siècle et Schuss en 2005, un projet comparable mais tourné dans une vallée des Alpes. Il en prépare actuellement un troisième.

Une période " charnière " pour l’argentique
Distribuées par des coopératives de cinéma expérimental, les films de L’Abominable sont aussi bien montrés au Centre Pompidou qu’au Forum de la Berlinale, au FID Marseille qu’à l’Anthology Film Archive de New York, au festival de Rotterdam qu’aux Etats généraux du documentaire de Lussas. « Nous ne sommes pas les derniers des Mohicans, soutient Nicolas Rey. Mais nous sommes à une période charnière pour l’argentique, et il appartient aux pouvoirs publics de le prendre en compte ». Alors que l’industrie plonge tête baissée dans le numérique, nombre d’artistes réaffirment leur attachement à l’argentique. Ces dernières années, une vingtaine d’autres laboratoires du même type que L’Abominable ont vu le jour en Europe et dans le monde. C’est tout le sens de la pétition.

« Le CNC nous a accordé une subvention il y a cinq ans, et la région Ile de France il y a deux ans, ajoute le cinéaste. Ce faisant, ils ont témoigné de l’intérêt que représentait notre action. Mais ces subventions ne suffiront pas à couvrir un loyer normal.
C’est un enjeu que de permettre aux gens de continuer de travailler sur ce support, à préserver ce matériel et ce savoir-faire. Et c’est aujourd’hui qu’il faut s’en soucier. Dans dix ans, il sera trop tard ».

Isabelle Regnier, Le Monde, 13 avril 2011