L’enfer d’"Apocalypse Now"

par Didier Peron

Libération, https://www.liberation.fr/futurs,13

« Ses propres ténèbres étaient impénétrables. Je le regardais comme on regarde un homme gisant au fond d’un précipice où le soleil ne pénètre jamais. » C’est ainsi que Marlow, le narrateur d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad décrit Kurtz, ce négociant d’ivoire devenu fou au fin fond de la jungle africaine (le Congo belge des années 1870) et régnant en despote illuminé sur des indigènes anthropophages ayant fait de lui un dieu blanc « vacillant, long, pâle, indistinct comme une vapeur exhalée par la terre ».

Même si le nom de Conrad n’apparaît pas au générique d’Apocalypse Now, nul n’ignore que le film sur le Vietnam de Francis Ford Coppola en est bel et bien une adaptation libre avec un narrateur nommé non plus Marlow mais Capitaine Willard (interprété par Martin Sheen), chargé par ses supérieurs de retrouver le colonel Kurtz, un ancien béret vert ayant pété les plombs et semant la mort autour de son QG cambodgien avec son armée de mercenaires fanatisés. Apocalypse déploie dans un même mouvement halluciné la grande courbe mystique du fleuve et la syncope de dévastations gigantesques venues du ciel (charge des hélicos, torrent de napalm déversé sur les populations…).

Mais Coppola a commencé le tournage en ne sachant pas comment finir son film, comment figurer le grand final lugubre de la rencontre entre Willard et Kurtz. « La sagesse du cœur […] ne dispose pas de formules toutes faites », écrit Conrad dans Nostromo et Coppola sent bien que si l’intrigue lui est donnée par l’écrivain, il ne sait pas véritablement qui est Kurtz et où Conrad voulait en venir. Le personnage reste abstrait. Dans le scénario original de John Millius, datant de 1969, les deux hommes pactisent. Ils sont attaqués par les vietcong, Kurtz est tué. Une escouade d’hélicos américains débarque et Willard se met à leur tirer dessus à la mitraillette en hurlant. Coppola trouve, à juste titre, ce dénouement ridicule et macho, « a politic comic-strip. » Il se lance pourtant dans le tournage d’Apocalypse sans savoir où il va.

On l’a maintes fois raconté et un " making of " retentissant, Heart Of Darkness, a Filmaker’s Apocalypse de Fax Bahr et George Hickenlooper, qui n’existe même pas en DVD, l’a génialement illustré : le tournage interminable du film ne fut pas propice, pour l’artiste mégalomane et flippé qu’était alors Coppola, à la méditation et au recul conradien. Suspendu à des conditions climatiques désastreuses, ravagé par la consommation de drogues diverses, (herbes, cocaïne, méthaqualone), Coppola alterne dangereusement phases d’euphorie et de dépression, ne sait plus où il veut en venir ni, a fortiori, comment conclure. Il ne fait pas un film pacifiste ou un film sur la culpabilité de l’Amérique. Il lui faut une énigme terminale de la taille du fœtus astral du 2001 de Kubrick, et son fœtus-Kurtz, pour le meilleur et pour le pire, coûte d’ores et déjà 1 million de dollars, pèse 130 kilos et s’appelle Marlon Brando.

Coppola a négocié âprement avec la star déphasée avant de partir. Il avait proposé le rôle à Steve McQueen, Al Pacino, Jack Nicholson, entre autres, et tous avaient décliné. Brando aussi, avant de se raviser mais contre une somme extravagante : 3,5 millions de dollars pour un mois de travail ! Le cinéaste revenu en Californie après qu’un typhon eut détruit l’un des principaux décors du film rappelle Brando et le convainc de baisser ses exigences financières : 1 million de dollars contre un substantiel intéressement aux bénéfices du film à sa sortie.

Le tournage commence le 20 mars 1976 et Brando débarque aux Philippines, à Pasangjan, à une centaine de kilomètres de Manille, le 31 août 1976. Coppola avait contractuellement demandé que l’acteur perde du poids. Il semblerait que Brando se soit fait admettre au St John Hospital (Santa Monica) pour suivre un régime drastique. On le nourrit de jus de légume et de fruits. À l’époque, il n’est vraiment pas en très bonne santé et il est criblé de dettes. Il signe des chèques pour venir en aide aux Indiens et, surtout, son île polynésienne de Tetiaroa est un gouffre financier : il embauche des scientifiques de renom à tour de bras pour toutes sortes d’études qui ne mènent nulle part (sur les coraux, les insectes, les tortues...), il fait construire un hôtel où personne ne vient... Les millions de dollars lui filent entre les doigts, il contracte des emprunts qu’il ne peut honorer qu’en acceptant des tournages où il se rend invivable à force de simagrées et de caprices, se taillant une réputation de fou furieux.

C’est ainsi qu’il arrive aux Philippines, toujours obèse et n’ayant pas même pris la peine de lire le livre de Conrad, comme il finit par l’avouer à Coppola qui en pleure de rage. Brando s’aperçoit vite aussi que le cinéaste n’a rien de bien précis à lui donner à jouer. Les retards se sont accumulés et les dépassements budgétaires aussi. Les séquences sont des lambeaux rédigés sur des feuilles poisseuses, des messages en morses émis par un cerveau en compote que " Bouddha Brando " est chargé de transcrire en apparitions thaumaturgies à peu près cohérentes. C’est pas gagné.

Leur vision du personnage n’est pas la même : Coppola voit Kurtz comme un géant, une brute civilisée ayant glissé dans l’ensauvagement comme le dernier Gauguin à Tahiti. Brando, lui, le compare au poète activiste Daniel Berrigan, vêtu de l’uniforme noir des vietcongs et remâchant sa culpabilité sur les atrocités de la guerre. C’est l’acteur qui a l’idée de se raser complètement la tête. Mais Coppola ne sait toujours pas si Kurtz doit mourir à la fin du film ou non. L’équipe technique est au chômage, elle attend des heures sous un soleil de plomb ou des pluies diluviennes. La confiance des uns et des autres dans la capacité de Coppola à mener l’entreprise à bien s’est effritée. On le voit dans sa véranda taper frénétiquement sur sa machine à écrire ou discuter des heures avec Brando et toujours pas une scène à tourner, alors que chacun sait que l’acteur partira début octobre quoi qu’il advienne.

Dans son livre sur le tournage d’Apocalypse Now en forme de journal intime, Notes, Eleanor Coppola écrit à la date du 16 septembre 1976 que son mari s’est réveillé en pleine nuit et qu’elle l’a retrouvé debout devant la villa : « Il était plus désemparé que jamais. C’était le cauchemar ultime. Il était sur un tournage énorme, à la tête d’un budget énorme avec des centaines de gens dans l’équipe qui attendait qu’il prenne une décision. » Francis, transi par l’angoisse, s’effondre devant elle : « Laissez-moi partir d’ici et rentrer à la maison. Je ne peux pas le faire, je ne vois plus rien. C’est comme une première de théâtre, le rideau se lève, mais il n’y a aucun spectacle. »

Certes Brando ne tourne pas, mais ses fantaisies de monarques l’ont suivi dans la jungle, il donne une énorme fiesta pour 400 invités dans sa résidence avec buffets somptueux. Il fait venir des kilos de bouffe de tous les restaurants de Manille, des chanteurs discos, des acrobates et des magiciens. L’équipe des effets spéciaux se charge d’un feu d’artifice. Parmi les invités, on compte les membres de la tribu des Ifugaos, ceux qui accompliront le sacrifice du bœuf à la machette que Coppola filmera plus tard et montera en parallèle avec l’assassinat de Kurtz/Brando par Willard/Sheen.

Coppola, de son côté appelle, son ami Dennis Jakob à la rescousse. Jakob est un intellectuel féru de philosophie, un nietzschéen qui débarque dans la touffeur asiatique avec des fruits californiens et un exemplaire du Rameau d’Or de Frazer. Pour lui, la mort de Kurtz se joue sur une scène mythologique. Il doit mourir non en homme mais comme une divinité païenne qu’il faut tuer rituellement. Un jour, Coppola et Brando finissent par être sur la même longueur d’ondes. Kurtz apparaît pour la première fois, allongé sur sa couche dans une des cellules de son fief aux marches jonchées de cadavres, de têtes coupées, construit comme une imitation des temples d’Angkor. On le voit mal dans la pénombre, la caméra le filme en gros plan, d’abord le crâne rasé, les mains puis des parties du visage.

La scène, d’après les divers témoins qui ont raconté comment ce monologue fut tourné, n’était pas vraiment écrite. L’ingénieur du son, Jakob Jacobsen, a fait écouter une bande de dix-huit minutes en continue au scénariste Meade Roberts (acteur et scénariste, notamment l’Homme à la peau de serpent, de Sydney Lumet) qui racontera : « Il y avait des passages incohérents mais l’ensemble m’a paru remarquable. On sentait à quel point Marlon s’appliquait et à la fin, on l’entend dire à Coppola : “ Francis, j’ai vraiment fait le maximum. Si tu n’es pas satisfait, tu te trouves un autre acteur. ” »

Un récit un peu différent est donné par le chef décorateur Dean Tavoularis dans un entretien en octobre 1979 lors de la sortie française du film, dans le magazine Positif : « Il y a beaucoup de matériels sur Brando, plus d’une heure montée. C’était fascinant. Il y avait une scène qu’il a jouée pendant quarante cinq minutes, pratiquement sans coupe, avec deux caméras tournant successivement… Son monologue agonisant était extraordinaire. »

Le 8 octobre 76, Brando fait ses valises et repart à Tahiti. Le tournage, lui, se poursuivra jusqu’à mars 1977 soit 238 jours après le premier clap. Il y aura encore deux ans de postproduction ruineuse et une présentation à Cannes dans une version non mixée en mai 1979 qui se solde par une palme d’or (ex aequo avec Le Tambour de Volker Schlondorf).

Quand Apocalypse Now sort enfin en août 1979 aux Etats-Unis – en octobre en France – la présence de Brando à l’écran, toute cette fièvre, cet argent consumé, se résout à deux minutes de ce que l’on hésitait à trouver génial ou kitch. Serge Daney dans les Cahiers du cinéma écrivit « l’Apocalypse déçoit », peu convaincu par la théâtralité psychédélique du dénouement, et Tennessee Williams, interviewé sur la prestation de Brando, répondit : « Je ne sais pas trop, il est probable qu’on l’a payé au poids. »

La version Redux, allongée de près d’une heure, que Coppola choisit de sortir en 2001, montre une fin où l’on a pu découvrir que Brando avait tourné manifestement tout un tas de scènes disparates où le voit lisant un passage de la Terre désolée de T. S. Eliot (« Nous sommes les hommes creux/Nous sommes les hommes empaillés… ») ou des feuillets du magazine Time entouré d’une myriade d’enfants à demi nus. En définitive, la scène qui a fait la fortune du film fut l’attaque du village sur l’air de la Chevauchée des Walkyries, mais l’ambiguïté morale recherchée par Coppola au plus près de Conrad, se cristallise autour de Kurtz et la voix si étrangement nasale de Brando répétant « L’horreur ! L’horreur ! »

Et comme chez Conrad, la vérité du récit n’est pas en son sein, enclose comme une révélation, mais elle l’enveloppe comme une « buée, à l’image de ces halos de brume qui apparaissent parfois dans la luminosité spectrale du clair de lune ».

  • A lire :
    - Brando, la bio non autorisée de Peter Manso (Presses de la Cité, Paris).
    - Notes d’Eleanor Coppola (Simon and Shuster, New-York, 1979).
    - The godfather, the intimate F.F. Coppola de Gene D. Phillips (University Press of Kentucky, 2004).
    - Coppola de Peter Cowie (Da Capo Press, New-York, 1990).
    - Le nouvel Hollywood de Peter Biskind (Le Cherche Midi, 2002)
    - Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, traduction de Sylvère Monod (Autrement, 1997).

(Didier Péron, Libération)