"L’intermittence est un système inégalitaire"

Propos de Pierre-Michel Menger recueillis par Anne Chemin

La Lettre AFC n°244

Le Monde, 28 juin 2014
Alors que le conflit des intermittents se poursuit, menaçant les festivals d’été, Pierre-Michel Menger, professeur au Collège de France (chaire de sociologie du travail créateur) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), revient sur ce statut controversé. Il est l’auteur des Intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible (Editions de l’EHESS, 2011).

D’où vient le régime des intermittents, dont la réforme suscite tant de tensions ?

Depuis le XIXe siècle, le travail en " troupe " ou au sein d’un orchestre permanent est très minoritaire : dans les music-halls, les théâtres, les cabarets ou les scènes lyriques, l’embauche " au ­cachet " a toujours été monnaie courante. C’est une pratique ancienne, qui existait bien avant l’instauration d’un­ ­régime d’assurance-chômage particulier pour les intermittents. Le travail au projet est même l’une des caractéristiques intrinsèques du travail des artistes et des techniciens. Ce système est lié à un ­mécanisme structurellement déséquilibrant : en France comme ailleurs, dans le monde du spectacle, il faut, pour ­détecter les talents et dénicher des formes particulières d’originalité, beaucoup de candidats afin de pouvoir sélectionner les plus prometteurs ou les mieux armés pour des carrières incertaines. C’est vrai des artistes plus que des techniciens.

Dans les années 1930, ces formes d’emploi " intermittentes " ont reçu pour la première fois une qualification juridique particulière. En 1937, sous le Front populaire, des conventions collectives se sont ainsi appliquées au secteur des spectacles. Grâce à cette avancée sociale ­majeure, le travail a été mieux encadré dans les théâtres, les bals, les cirques, la variété, le music-hall, le cinéma ou l’opéra. C’est dans ces conventions que l’on trouve pour la première fois le terme juridique de " salarié intermittent ". Il n’est pas encore question, dans ces ­années-là, de constituer un mécanisme particulier d’assurance-chômage, mais dans le sillage de ces conventions se crée, en 1939, la caisse des congés spectacles, qui distribue depuis lors des congés payés aux ­artistes ou aux techniciens qui travaillent pour de multiples employeurs.

La troisième étape intervient au début de la Ve République, sous le général de Gaulle. En 1958, c’est la naissance de l’Unedic, un organisme paritaire et obligatoire gérant l’assurance-chômage qui fait l’objet de négociations régulières ­entre les représentants des employeurs et ceux des salariés. L’Unedic épouse progressivement le terrain du salariat et, en 1964, adopte un dispositif particulier pour les techniciens du cinéma : c’est la fameuse annexe VIII. En 1967, une ordonnance généralise au salariat tout entier le principe de l’assurance-chômage : elle donne naissance à la non moins fameuse annexe X, qui s’applique aux artistes. Le régime est consolidé avec l’abaissement, en 1980, du seuil d’éligibilité à l’assurance­-chômage : tous les artistes et techniciens peuvent bénéficier d’une indemnisation s’ils ont ­travaillé 520 heures de travail par an – 507 heures depuis 1982.

Ce régime est-il propre à la France ?

Le chômage des artistes et des techniciens existe, bien sûr, dans tous les pays occidentaux, mais la France est la seule à leur offrir un régime particulier d’indemnisation. Il y a eu des tentatives de transposition du système français, en Suisse et en Belgique notamment, mais elles ont fait long feu ou sont restées très éloignées du modèle français. Si la France fait figure d’exception, c’est parce que ce ­régime d’assurance-chômage est le fruit d’une construction historique très longue.

Dans la plupart des autres pays, les artistes travaillent dans des structures permanentes comme des orchestres ou des troupes de théâtre – c’est le cas en Allemagne – ou sont considérés comme des free-lances ou des indépendants – c’est le cas dans le monde anglo-saxon. Il existe, à l’étranger, des dispositifs particuliers pour prendre en compte la spécificité des artistes, en Allemagne ­notamment, mais ils passent par la Sécurité sociale, pas par l’assurance-chômage.

Quels sont les principes de base de ce système ?

Le régime des intermittents du spectacle, qui s’applique à des activités «  par ­nature temporaires  », consacre la liberté totale de l’employeur : s’il est dans le périmètre sectoriel où s’applique le " CDD d’usage ", il n’a pas à expliquer les raisons pour lesquelles il propose un travail de trois heures, de trois jours ou de trois ­semaines, et il n’a aucune responsabilité à l’égard de la carrière des artistes et des techniciens qu’il emploie.

Dans le monde du travail, c’est une asymétrie employeur-employé que l’on ne retrouve nulle part ailleurs : le salarié contracte avec un employeur, mais ce dernier n’est tenu, à aucun titre, de renouveler ultérieurement le lien contractuel, d’assurer le suivi de carrière de son salarié, l’évolution de ses compétences, la gestion de sa retraite. Toutes ces questions sont transférées à des organismes ­sociaux qui prennent en charge la carrière individuelle des artistes et des techniciens. Les directeurs des ressources ­humaines du monde du spectacle, ce sont la caisse des congés payés, les organismes de retraite et l’assurance-chômage ! Dans ce secteur, la fonction d’employeur est " miniaturisée " : c’est une situation unique sur le marché du travail français.

Du côté du salarié aussi, la situation est très particulière : lorsque l’artiste ou le technicien a accumulé, à un rythme discontinu, 507 heures de travail sur une ­durée de dix mois ou de dix mois et demi, s’ouvre une période d’indemnisation qui est la partie la plus certaine de sa rémunération. Il en sort à chaque contrat et y ­retourne à chaque fin de ­contrat, ce qui génère une intrication ­totale entre le chômage et le travail. On ­atteint donc, pour le salarié, une hyperflexibilité assurantielle qui est le symétrique, pour l’employeur, de l’hyperflexibilité contractuelle. Une carrière réussie, dans le monde des intermittents du spectacle, ce n’est pas un emploi continu : c’est une succession, d’année en année, de contrats et de droits à ­indemnisation. L’indemnisation constitue donc un filet de sécurité avec des mailles aussi fines et souples que le système d’emploi lui-même.

Pourquoi le système est-il en crise depuis les années 1980 ?

Au début des années 1980, le système a connu un tournant majeur. Après son élection, en 1981, François Mitterrand a mis en place une grande politique culturelle d’Etat – le budget du ministère a doublé et les collectivités locales ont suivi le mouvement. Des compagnies de théâtre, de danse, de cirque ont été créées, la musique s’est développée, les festivals se sont multipliés. Cette création d’emplois n’a pas donné naissance à des emplois permanents dans des troupes ou des maisons de la culture : elle s’est faite d’abord par l’intermittence, qui a constitué un ­levier extraordinaire pour cette nouvelle offre car elle permettait de rémunérer des artistes et des techniciens pour des coûts réduits et dans une flexibilité complète.

Au cours de ces années, l’Etat et plus ­encore les collectivités territoriales ont ­financé une croissance très rapide de l’offre dans le spectacle vivant. Si l’emploi ­intermittent a énormément progressé, dès les années 1980, c’est aussi en ­raison de la fin du monopole de la radio et de la télévision publiques. Pour nourrir la nouvelle ­offre radiophonique et télévisuelle, il a fallu faire travailler des techniciens qui ont, eux aussi, été massivement embauchés comme intermittents. Le système était très avantageux, notamment pour les structures fragiles comme les radios libres, les nouvelles chaînes de télévision ou les boîtes de production : un certain nombre d’entre elles se situait entre l’entrepreneuriat et le secteur associatif, et l’intermittence correspondait parfaitement à leur tentative d’innovation et à leur économie fragile.

Ces évolutions ont fait exploser le nombre d’intermittents : pour ceux que recensait la caisse des congés spectacles, ils étaient en effet 9 000 en 1980, 123 000 en 2002, 130 000 en 2012 ! Il a fallu prendre la mesure des effets de cette croissance car les comptes des annexes VIII et X de l’Unedic se déséquilibraient à grande vitesse. Au début des ­années 2000, les partenaires sociaux (sauf la CGT) ont décidé de modifier les règles d’indemnisation pour contenir la croissance démographique déséquilibrée du secteur, et s’ensuivit la longue crise de 2003 – l’Etat a finalement été obligé de recourir à un mécanisme de correction temporaire de la réforme.

Depuis, le nombre d’intermittents ­indemnisés a continué à croître, même si cette croissance est moins forte que dans les années 1990. Aujourd’hui, quatre mois de travail procurent huit mois de chômage. Cette équation, qui était minoritaire dans l’agenda des intermittents des années 1980, est largement majoritaire aujourd’hui.

Comment analysez-vous le débat actuel ?

L’intermittence est une construction collective très ingénieuse. Elle conduit cependant à un paradoxe extraordinaire qui défie la position de syndicats comme la CGT ou l’argumentation des coordinations : ils disent qu’il faut protéger les plus précaires, mais ce qu’ils ne ­disent pas, c’est que le système d’emploi lui-même produit de la précarité !

Au cours des années 1990, alors que les règles d’indemnisation ne bougeaient pas, le volume moyen de travail des artistes a chuté, passant de 68 à 43 jours. Pourquoi ? La quantité totale de travail a certes augmenté de 36 %, mais les effectifs d’intermittents ont augmenté de 79 %… Les employeurs, toujours plus nombreux, ont dispersé leur offre de travail, par choix ou par nécessité, sur un grand nombre d’intermittents, créant de la précarité.

Le monde de l’intermittence est caractérisé par trois facteurs : une totale liberté pour les employeurs, une forte attractivité des métiers et une solution de sécurisation du chômage. Si l’on combine ces trois facteurs, on obtient le cocktail explosif de l’intermittence : le volume de travail augmente rapidement, le nombre d’intermittents progresse plus vite encore, l’adossement au chômage ­indemnisé s’accroît, et le déficit, mécaniquement, se creuse.

Ce phénomène de croissance déséquilibrée n’est pas le fruit de l’initiative de tel ou tel acteur du système : l’initiative est tellement dispersée, la procédure tellement souple, que le seul socle de ­coordination des acteurs du monde du spectacle est l’assurance-chômage. Cette précarisation endogène au système constitue, pour beaucoup, un véritable marché de dupes. L’intermittence est un système bien plus inégalitaire que le ­salariat classique et beaucoup plus précarisant après l’âge de 50 ans. Le revenu moyen des artistes intermittents est nettement plus faible que celui des ­cadres et des professions intellectuelles supérieures, catégorie dans ­laquelle les artistes sont classés par l’Insee. Même si le " revenu psychique  " procuré par l’exercice de tels métiers doit être ajouté comme une compensation, on est loin du compte. Et les retraites sont à des niveaux exceptionnellement bas. Sujet beaucoup plus explosif que les différés d’indemnisation !

Vous plaidez en faveur d’une responsabilisation des employeurs. Comment y parvenir ?

Le système permet de tout savoir sur les salariés : on connaît, pour chaque intermittent, le nombre d’heures de travail, les congés payés, les revenus, les indemnités chômage. Sur le comportement des employeurs, en revanche, on ne veut rien ­savoir. Or le système leur offre des avantages considérables : dans l’intermittence, la souplesse d’embauche est totale et la dépense salariale peut varier en fonction des projets, à l’heure près. Ces avantages dont rêveraient beaucoup d’employeurs ont un prix invisible : c’est la part assurantielle du travail des intermittents.

Ce coût invisible, les employeurs en laissent 80 % à la charge de la solidarité interprofessionnelle qui lie tous les employeurs et tous les salariés du secteur privé à travers la gestion de l’assurance-chômage. Et cette solidarité est sollicitée depuis trente ans. Il est temps de faire apparaître le coût réel du système en créant, pour chaque employeur, un compte assurantiel. Ce compte précisera que l’employeur a embauché tant d’intermittents, qu’il a signé tant de contrats et qu’il a permis à ses salariés d’obtenir telle quantité de chômage indemnisé. Faisons, chaque année, la somme de ce qui, dans le chômage indemnisé des salariés, peut être rattaché à chacun de ses employeurs et comparons ce chiffre au montant des cotisations versées par chaque employeur. Au lieu de dénoncer tous les abus, comme on le fait ­rituellement depuis trente ans, on y verrait enfin clair sur le comportement des " vrais " employeurs – pas ceux qui s’autoemploient et qui, selon certains ­ " experts " des coordinations, sont l’avant-garde du salariat émancipé, sous forme de salariés-employeurs-chômeurs.

Le problème du déficit sera plus simple à traiter : il s’agira de demander aux gros utilisateurs de l’intermittence de ­cotiser plus. Moduler les cotisations en fonction de l’intensité d’utilisation de l’emploi précaire, c’est un principe simple et juste, qui relégitimera la solidarité interprofessionnelle. Si un employeur veut disperser sa demande de travail sur beaucoup d’intermittents peu employés, il exerce un droit de tirage élevé sur l’Unedic : son choix en faveur de l’hyperflexibilité a un prix, ses cotisations sont réévaluées à la hausse. S’il veut, au contraire, concentrer sa demande de ­travail sur un nombre plus resserré de salariés qui travaillent davantage, il fait moins appel à l’indemnisation et ses cotisations sont orientées à la baisse.

Ce mécanisme nous vient tout droit de l’origine du droit social français, avec la loi sur les accidents du travail de 1898 : les ­cotisations varient en fonction du nombre d’accidents constatés dans l’entreprise et du niveau de risque de leur activité. Ma proposition entre en outre en résonance avec l’accord interprofessionnel de 2013, qui est un premier pas vers la modulation des cotisations en fonction du taux d’utilisation, par les entreprises, des contrats courts. C’était une vieille revendication de la CGT et ce fut une proposition de Martine Aubry lorsqu’elle était ministre des affaires sociales ! Une fois ces principes posés, il faut, bien sûr, prendre en compte la diversité du monde des spectacles.

Qu’arrivera-t-il, par exemple, si la modulation risque d’étrangler une petite compagnie de théâtre ? Pour éviter cette situation, on peut faire varier la modulation en fonction des caractéristiques des secteurs (taille des entreprises, intensité capitalistique, etc.). On peut aussi, si cela ne suffit pas, faire intervenir en dernier ressort l’Etat et les collectivités territoriales. Pas par l’impôt – impossible de créer des emplois publics ancrés dans le chômage ! – mais par le biais du Fonds de solidarité (FDS) ou du fonds de financement du chômage partiel, qui sont déjà reliés à l’assurance-chômage. Cette réforme permettrait de traiter le monde de la culture à la hauteur de son importance économique et symbolique, comme un secteur mature et responsable. Et de rendre les autres secteurs plus tranquillement solidaires de sa croissance brillante mais paradoxale.

(Propos recueillis par Anne Chemin, Le Monde, samedi 28 juin 2014)