"La charge des “indépendants” du cinéma contre les circuits de salles"

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°266

Le Monde, 9 juin 2016
La durée de vie des films d’auteur en salles, de plus en plus courte, est-elle une fatalité ? Leur difficulté à exister serait-elle liée à une prétendue évolution des goûts du public ? A ces deux questions, les producteurs et distributeurs indépendants répondent généralement non, avec force : la diversité est mise à mal par le niveau de concentration sur le marché de l’exploitation en salles, expliquent-ils régulièrement dans les médias.

Plutôt que d’entonner ce refrain pour la énième fois, plusieurs organisations comme la société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP), le syndicat de distributeurs indépendants (DIRE) ou encore la Société des réalisateurs de films (SRF), ont décidé de confier une étude à un avocat spécialisé dans le droit de la concurrence, Pierre Kopp. Avocat au barreau de Paris et professeur à l’université Paris-I, il connaissait bien mieux les ententes illicites entre les géants du tabac que les pratiques des trois premiers circuits de salles français que sont UGC, Gaumont-Pathé et CGR.
Son rapport, que Le Monde s’est procuré, est sans ambiguïté : « La domination des grands groupes sur la filière du cinéma fausse la concurrence et nuit profondément à la diversité du cinéma français. La domination économique remplace la compétition, aux dépens de la création et du public, mais également au mépris des règles du droit », écrit Pierre Kopp sa synthèse du rapport.
Voilà qui devrait nourrir les discussions des professionnels du cinéma – les Assises pour la diversité – qui reprendront à partir du 14 juin. Lors de l’entretien qu’il nous a accordé, Pierre Kopp nous a fait part de sa « stupéfaction » : « Quand on m’a confié cette étude, je me suis dit : “OK, c’est la plainte habituelle des petits contre les gros.” Et puis je me suis plongé dans le dossier, et plus j’avançais, plus j’étais sidéré. Si les mêmes pratiques avaient lieu sur le marché de la téléphonie, il y aurait des gros titres dans tous les journaux », déclare-t-il au Monde.

Relation de sous-traitance
Voici quelques chiffres, comme point de départ de l’analyse : à Paris, trois circuits (UGC, Pathé, MK2) détiennent 71,5 % des écrans et 88,6 % des parts de marché (c’est-à-dire la recette des entrées en salles). Les salles indépendantes ne représentent plus que 28,5 % des écrans et seulement 11,4 % des parts de marché. Dans le reste de la France, les trois premiers circuits (Gaumont-Pathé, UGC, CGR) détiennent 52,1 % de parts de marché. A cette concentration "horizontale" s’ajoute une concentration "verticale", lorsque des groupes maîtrisent toute la filière, depuis la production du film jusqu’à son exploitation en salles.

Mais une simple situation de monopole ou d’oligopole ne suffit pas à fausser le jeu de la concurrence, souligne Pierre Kopp. Le juriste s’est intéressé tout particulièrement au mécanisme économique de la carte illimitée, lancée en 2000 par UGC. Pour l’avocat, la relation entre l’exploitant indépendant affilié à la carte et le circuit s’apparente à de la sous-traitance. Or, souligne-t-il, « la piste de l’abus de dépendance économique dans les relations de sous-traitance entre fournisseurs et sous-traitants constitue un cas classique de concurrence faussée ». C’est le cas, dit-il.

Absence de contrats
Grâce à cette carte, souligne Pierre Kopp, les circuits ont réussi à "découpler" une partie de leurs recettes de la fluctuation des entrées en salles : en effet, ils bénéficient d’une recette annuelle fixe égale au prix unitaire de la carte d’abonnement multiplié par le nombre d’abonnés. Cette pratique n’a toutefois rien d’illégitime. En revanche, des « interrogations peuvent naître » dès lors que l’on s’intéresse au mode de rémunération des exploitants indépendants affiliés : « D’un côté, les circuits disposent d’une recette fixe et, de l’autre, ils en reversent une partie, qui varie selon le nombre d’entrées, aux indépendants. Grâce à la carte, les circuits ont supprimé une partie du risque de marché – les fluctuations des entrées –, mais rémunèrent les affiliés en continuant de leur faire porter la totalité du risque de fluctuation des recettes », explique Pierre Kopp. « En tenant compte de l’inflation, il ressort que le prix de la carte a augmenté de 15,2 % depuis 2000, tandis que le prix garanti aux exploitants affiliés baisse de 17,6 %. »

L’avocat souligne d’autres « manifestations de concurrence faussée », notamment dans la distribution – en effet, les distributeurs indépendants et les distributeurs intégrés à un groupe ne disposent pas des mêmes conditions d’accès aux salles… Autres problèmes mis en avant : l’absence de contrat écrit entre exploitants et distributeurs, ou encore les ruptures brutales de relations commerciales, lorsqu’un distributeur intégré à un circuit refuse systématiquement de placer un film chez un exploitant indépendant.

Sollicités par Le Monde, les dirigeants des circuits n’ont pas donné suite à nos demandes d’entretiens. Il est difficile de commenter un rapport quand on ne l’a pas sous les yeux, estime l’un d’eux, qui tient toutefois à apporter ces précisions : « Le taux de concentration dans l’exploitation en France est moins élevé qu’ailleurs : en Angleterre, les trois premiers circuits détiennent 80 % du marché national, et en Allemagne 70 %. Par ailleurs, on sait que la carte illimitée favorise la fréquentation des films de la diversité. Le coût d’une séance étant moindre, le spectateur est tenté de découvrir des films différents. »

Pierre Kopp conclut son rapport en préconisant de créer une « autorité de régulation indépendante, dotée de pouvoirs de sanction ». Certes, l’écosystème français s’est doté d’un médiateur du cinéma qui arbitre les conflits dans la profession, en plus des multiples missions du CNC (réglementation, soutien à l’économie du cinéma, etc.). Mais l’avocat estime que « ni l’une ni l’autre de ces institutions n’a, en l’état de la législation, l’organisation ni les moyens lui permettant de jouer le rôle d’une autorité de régulation ».

Clarisse Fabre, Le Monde, jeudi 9 juin 2016

  • Lien de téléchargement du rapport "Le cinéma français à l’épreuve de la concentration. Menaces sur la filière indépendante du cinéma français" sur le site Internet de Pierre Kopp.