La culture : entre offre et demande

par André Rouillé

La Lettre AFC n°169

www.paris-art.com, La Newsletter n° 206 - 20 septembre 2007

La lettre de mission que le président de la République a adressée le 1er août dernier à la ministre Christine Albanel, constitue un véritable « big bang dans la culture ». Si le mot fétiche de « rupture » n’y figure pas explicitement, il est en revanche amplement décliné.

On parle tour à tour de « nouveau souffle » pour la politique culturelle, de « moderniser en profondeur l’action culturelle de la France » ; on en appelle à une « politique culturelle nouvelle », et à mettre en place une « administration rénovée, moderne ».
Un aspect majeur de la doctrine présidentielle passe dans la lettre de mission par le recours au lexique économique, par cette façon de traiter de la culture en termes d’offre et de demande.

Après vingt-cinq ans de politique culturelle accusée d’avoir été trop favorable à l’offre – c’est-à-dire aux créateurs, aux professionnels et à l’administration –, c’est au public qu’il s’agit désormais de s’adresser en priorité.
Si la politique culturelle de la demande (« répondant aux attentes du public ») s’inscrit manifestement dans une orientation politique plus globale, si elle permet de souligner « les lacunes et les ratés » des politiques antérieures, elle présente toutefois l’immense inconvénient d’être inadaptée au domaine de la création.
En effet, la création dans les domaines de l’art et de la culture n’est création que dans la mesure où elle précède, déjoue, surprend, et prend à rebrousse poil les « attentes du public ».

Fonder une politique culturelle sur le principe d’une « offre répondant aux attentes du public » relève de la démagogie, ou de la mécompréhension des mécanismes de la création, en tous cas cela revient à ravaler la création au niveau de la plate consommation.
Or, la création ne vise pas à répondre à une attente ou à une logique consumériste du « satisfait ou remboursé ». Elle n’est pas refermée sur la satisfaction de besoins circonscrits, mais au contraire largement ouverte sur des horizons insoupçonnés.

Le chef de l’État a raison de vouloir que soient prises résolument en compte les « attentes du public » (la demande). Mais sa méthode est mauvaise. Il faut procéder différemment.
Non pas s’aligner sur de supposées « attentes du public » – qui en réalité n’existent pas ! –, mais se fixer pour projet ambitieux de les susciter et de les porter au plus haut niveau possible. Il s’agit donc d’accompagner le plus grand nombre vers les univers inouïs – insoupçonnés et inattendus – de formes, de postures et de pensées que les créateurs ouvrent hors des chemins coutumiers et balisés de la culture de masse.

Il n’est dès lors plus question de « rupture », d’inverser les priorités en substituant la demande à l’offre. Il importe au contraire de tisser patiemment entre la création et le public un réseau vivant d’échanges et de dialogues.
Cette vision dialectique de la « démocratisation culturelle », distincte de l’ancienne politique de l’« offre » comme de la nouvelle politique de la « demande », n’est guère compatible avec les principes comptables désormais en vigueur dans l’administration. Peut-on en effet croire que les économies réalisées sur le fonctionnement des administrations de la culture – fussent-elles « rendues plus efficaces et moins coûteuses » –, suffiront à financer « l’aide à la création et la démocratisation culturelle » ?

Si la rigueur comptable, voulant que désormais « chaque euro dépensé soit un euro utile ! », devait faire sombrer la « démocratisation culturelle » dans les limbes des pieuses intentions, un objectif politique serait toutefois atteint : placer la culture sous la terrifiante souveraineté de l’« utile », de la loi de l’offre et de la demande, des marchandises ordinaires…
(André Rouillé, Newsletter 206 - www.paris-art.com)