Laurent Fénart, AFC, revient sur le tournage du film de Philippe Faucon, "Les Harkis"

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Philippe Faucon et Laurent Fénart, AFC, travaillent ensemble depuis une vingtaine d’années. L’un est un réalisateur engagé dans un cinéma ancré dans le réalisme social – Fatima qui a reçu le César 2016 du Meilleur film et le Prix Louis Delluc en 2015, Amin, La Désintégration – l’autre est un directeur de la photo qui partage sa passion entre documentaires et fictions. Nous les croisons ici pour parler de leur dernière collaboration sur Les Harkis, un film qui dénonce la tragique destinée de ces Algériens engagés auprès de l’armée française. Les Harkis est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs de ce 75e Festival de Cannes. (BB)

Fin des années 1950, début des années 1960, la guerre d’Algérie se prolonge. Salah, Kaddour et d’autres jeunes Algériens sans ressources rejoignent l’armée française, en tant que harkis. Á leur tête, le lieutenant Pascal. L’issue du conflit laisse prévoir l’indépendance prochaine de l’Algérie. Le sort des harkis paraît très incertain. Pascal s’oppose à sa hiérarchie pour obtenir le rapatriement en France de tous les hommes de son unité.
Avec Théo Cholbi, Omar Boulakirba, Amine Zorgane

La méthode de tournage de Philippe Faucon
Philippe consacre beaucoup de temps aux recherches de casting et au choix des comédiens. Sur le plateau, il est très précis dans les choix de cadres, de focales, de mouvements de caméra, tout en restant attentif à ne pas contraindre le comédien. Une fois les choix techniques faits, nous ne faisons que des répétitions mécaniques pour ne pas "user" le jeu. Philippe favorise généralement des choix qui permettent une mise en place rapide des plans sans procéder par de trop longues installations techniques, afin de privilégier l’énergie du jeu. Il lui arrive même quelquefois de demander de filmer comme une prise réelle les dernières répétitions techniques pour tenter d’avoir le jeu dans l’immédiat. D’autres fois, suivant les difficultés ou les particularités de ce qu’il y a à jouer, il peut aussi accepter un certain nombre de prises. Le plus souvent, il tourne la scène entièrement, pour ne pas interrompre l’élan de l’interprétation. Philippe Faucon est scénariste, et il écrit les dialogues mais il préfère un jeu qui vit au respect littéral du texte.

Laurent Fénart et le Stabe One (à gauche), Philippe Faucon (au centre) et Marie Fischer (première assistante réalisatrice) - Photo Tom Vander Borght
Laurent Fénart et le Stabe One (à gauche), Philippe Faucon (au centre) et Marie Fischer (première assistante réalisatrice)
Photo Tom Vander Borght

Beaucoup d’extérieurs ne font pas forcément écho à un tournage facile.
Les tournages en extérieur sont souvent source de contraintes, d’imprévus, d’adaptation, de choix incessants… Le choix des axes, par exemple, quand on tourne une longue séquence pour tenir une continuité dans la direction de lumière. Ou aussi, même au Maroc, un soleil qui peut se voiler et n’est plus raccord avec les premiers plans tournés…
Ou encore des murs de ruelles qui passent de l’ombre au soleil… Nos repérages techniques me permettent de tenir compte de ces évolutions et de demander un ordre précis de tournage des séquences dans le plan de travail de la journée.
Si c’est impossible, pour des raisons de disponibilités de comédiens, par exemple, nous n’hésitons pas, avec les chef électro et chef machino, à planifier une installation pour couper ou diffuser le soleil sur un mur par exemple… Voire couvrir toute une ruelle avec des toiles de diffusion pour tenir une séquence d’aube sur toute une journée.

Photo Renaud Anciaux


Photo Renaud Anciaux

Je privilégie la plupart du temps des contre-jours ou des latéraux, à la fois pour des raisons visuelles et aussi parce que cela permet plus facilement de "tricher" avec le soleil en donnant un sentiment de continuité pour des séquences en extérieur tournées sur une durée de quatre ou six heures. Le planning très serré ne nous permet pas de revenir deux fois sur le même décor, alors il faut trouver une manière de raccorder dans une même séquence des plans tournés au soleil à plusieurs heures d’intervalle.

Parfois j’étais obligé d’avoir le soleil derrière la caméra, dans l’axe, éclairant la face. Et cela m’a permis de constater qu’au Maroc, les visages, les couleurs, les habits restent assez texturés éclairés à la face. Encore plus lorsqu’on tourne avec le soleil de l’automne qui descend assez vite. Mais vers 16 h les ombres s’allongent rapidement et donnent vite un côté fin de jour.

Photo Laurent Fénart

Lumière et accessoires
Avec trente-cinq jours de tournage pour un film de guerre qui se passe en grande partie dans l’Atlas marocain, il fallait trouver des solutions et savoir se passer, dans plusieurs villages très isolés au relief accidenté, d’un groupe électrogène conséquent. Nous avions dans ces moments-là deux petits groupes mobiles.
Pour les intérieurs jour et nuit nous avions des Smartlight DMG, des petits Aladdin pour les effets de lampe à pétrole et de feu, des Arri M18 et des HMI classiques.
Pour les lampes à pétrole, le chef électro, Lucas Sevrin, faisait des suivis de lumière à la perche, très habilement, dans des décors exigus.
Pour les extérieurs jour, nous avions le soleil et des miroirs, réflecteurs, poly, etc. Nous avons bien souvent utilisé la lumière du soleil en rebond sur des miroirs rediffusés. Souvent des réflecteurs, Poly ou réflecteurs argentés, parfois juste une petite réflexion pour donner une présence au visage. Et aussi parfois de la lumière négative…

Photo Laurent Fénart


Photo Renaud Anciaux

Les formats, les focales et le Scope
Avec Philippe, on ne descend jamais en-dessous du 50 mm, sa focale de prédilection, qui ne déforme pas et qui donne une très bonne relation entre le personnage et le décor. Qui permet des plans larges (en se plaçant assez loin, c’est vrai) et des plans serrés. Nous utilisons aussi souvent le 65 mm.
J’avais choisi la RED avec un grand capteur et la série Cooke S4. A partir du 50 mm, elles couvrent le 7K sur le capteur plein format Monstro 8K. C’est comme si on était entre le Super 35 et le plein format.
J’utilisais un tableau d’équivalence de champ qui me permettait de voir que le 65 mm en 7K correspondait à un 55 mm en Super 35 (en champ vertical), car nous tournions en Scope "cropé". Je voulais exploiter le plus possible le capteur pour avoir une image "pleine" une fois projetée en Scope.

La profondeur de champ en extérieur
La question de la profondeur de champ avec un grand capteur est plus présente qu’en Super 35.
Pour ce film, même en extérieur, je voulais des flous au seuil de la lisibilité, sans forcément aller dans des aplats, pour que les arrière-plans soient diffractés mais lisibles. On voulait garder la relation des personnages au décor.
Avec la première assistante caméra, Amandine Mahieu, sur certains plans à plusieurs personnages, nous étions vigilants à les garder nets tout en marquant les flous d’arrière-plan.
Nous avons souvent tourné à 2,8 1/2 avec nos deux focales de prédilection, le 50 et le 65, mais parfois à 4 et 5,6 en fonction de la valeur de plan, du nombre de personnages dans le plan, etc.
Avec un capteur plein format, à 5,6 au 65 mm, les flous sont encore marqués.

La roche et les filtres
Avec la RED, il faut ajouter des densités neutres externes, j’ai pris des Tiffen qui restent à peu près cohérents en teinte, mais la tonalité verte qu’ils ramènent augmente avec la progression des densités. Quand on se retrouve avec des N18 ou 21, on apporte pas mal de vert. Ce vert me semblait correspondre au film, il amenait une patine intéressante pour les années 1960 avec la RED Monstro. Même sur la terre ocre de l’Atlas.

Photo Laurent Fénart

La roche coûte que coûte
Pour les scènes de nuit en montagne, ou dans des villages sans lumière urbaine, on a fait en sorte que l’on soit toujours sur fond de rocher pour faire exister une faible lueur nocturne (avec des SmartLight diffusés) afin d’éviter les aplats de noir. Car on peut facilement se retrouver avec une vallée de plusieurs kilomètres derrière le personnage, impossible à éclairer de nuit… Avec des scènes de nuit où il y a du feu, des lampes à pétrole ou des lampes torches militaires, impossible de tourner en nuit américaine…

Photo Lucas Sevrin

Quand ce n’était pas possible, on a fait des pelures sur des rochers éclairés par un effet "lune", rajoutés très simplement en postproduction dans les zones sombres de l’image. Pour faire "vivre" la nuit…

Stabilité avec une caméra portée
Philippe peut aimer les plans tournés à l’épaule mais pour ce film, la stabilité était privilégiée. Et nous devions tourner vite dans des lieux parfois peu accessibles et avec un sol très accidenté. Pour les travellings intérieurs nous avions parfois une dolly et des rails, d’autres fois un plateau simple avec quelques tubes que Renaud Anciaux, le chef machino, sait proposer sur toutes sortes de terrains.
Mais pour les travellings en extérieur, j’ai utilisé le Stabe One, avec un Easyrig et le bras ressort "Serene". Guidé pour les travellings arrière, parfois de 20 ou 30 mètres par Renaud… C’était le Stab One 1, plus léger que le 2. C’est un outil intéressant pour les travellings, et une fois équipé, sans changer de config, il permet aussi de se placer vite pour des plans fixes…

Un regard unique pour un cinéma épuré
Chaque film de Philippe cherche à approcher quelque chose de ses personnages à travers l’interprétation des comédiens, sans effet de mise en scène qui se donnerait à voir. Il évite les captations à plusieurs caméras. Il s’efforce, au contraire, de déterminer, très précisément, l’axe et le cadre qui vont le mieux restituer le personnage ou ce que la séquence doit exprimer. Par là-même, il n’a pas besoin de sur-découper. C’est une mise en scène qui procède par épure, il cherche à créer une sorte de fil unique entre la caméra et les personnages. Il n’y a jamais de surcharge ni rien de forcé dans son cinéma, à la manière de Pialat ou de Bresson.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)