"Le cinéma français, en anglais dans le texte, en millions dans le budget"

Par Isabelle Regnier

La Lettre AFC n°258

Le Monde, 6 octobre 2015
Luc Besson va tourner Valerian dans les studios de sa Cité du cinéma, à Saint-Denis. Cette annonce, faite vendredi 2 octobre, met fin à l’épreuve de force qui l’oppose à l’Etat. Après avoir rencontré le président de la République cet été, le réalisateur-producteur a publiquement menacé d’aller tourner cette superproduction de 160 millions d’euros en Hongrie, si on ne lui permettait pas de bénéficier du système du crédit d’impôt.

Adapté d’une bande dessinée française, mais tourné en langue anglaise, ce film, dont on parle comme d’un « Star Wars à la française », n’était en effet pas éligible à ce dispositif. Jusqu’à présent, le crédit d’impôt s’appliquait aux grosses productions internationales prévoyant de dépenser au moins un million d’euros sur le territoire et aux films français en langue française. A ceux-ci il bénéficiait lorsque leur budget était inférieur à 4 millions d’euros.
Relayant les demandes de nombreux autres producteurs français, Luc Besson réclamait qu’il devienne plus favorable aux films français à gros budget. Fleur Pellerin lui a donné satisfaction. Mercredi 30 septembre, dans le cadre de la présentation du projet de loi de finances 2016, la ministre de la Culture a annoncé un renforcement du dispositif du crédit d’impôt.

Coup de pouce
Tous les films français pourront désormais déduire 30 % de leurs dépenses françaises de leurs impôts (jusqu’à présent, ceux dont le budget excédait 4 millions d’euros n’en pouvaient déduire que 20 %), et ce dans la limite de 30 millions d’euros de dépenses – contre 4 millions précédemment. Les films français en langue étrangère deviennent quant à eux éligibles, pour peu que le choix de la langue paraisse justifié sur le plan artistique. L’anglais l’est-il pour Valerian ? La réponse officielle n’a pas encore été donnée.
Ce coup de pouce au cinéma le plus riche intervient dans un contexte de concurrence salariale et fiscale entre les pays de l’Union européenne, qui conduit les producteurs à massivement délocaliser la fabrication de leurs films dans des pays où la main-d’œuvre est moins chère (République tchèque, Hongrie, Roumanie, Portugal…) et/ou la fiscalité plus avantageuse (Belgique, Luxembourg, Irlande…).

Si les mesures fiscales de ces dernières années ont réussi à maintenir à l’intérieur des frontières une bonne partie de la fabrication des longs métrages de budget modeste et intermédiaire, les "gros film " français se tournent de plus en plus à l’étranger. Depuis janvier 2015, c’est le cas de 57 % des productions de plus de 10 millions d’euros.

Les Visiteurs 3, de Jean-Marie Poiré, par exemple, a été tourné en République tchèque, tout comme Marguerite, de Xavier Giannoli, produit pour un budget de 7,5 millions, et Personal Shopper, d’Olivier Assayas, dont le personnage principal est une jeune Américaine interprétée par Kristen Stewart. Ce film dont le sujet imposait naturellement l’anglais comme langue principale ne pouvait pleinement bénéficier du système d’aides français, et nullement du crédit d’impôt, ce que déplore son producteur, Charles Gillibert.

Patriotisme économique
Ces délocalisations ont un coût, qui se mesure en pertes d’emplois, de dynamisme économique (les tournages font marcher, entre autres, les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration) et de rentrées fiscales, notamment de TVA. Comme l’a résumé Fleur Pellerin lors de sa conférence de presse, le 30 septembre, 1 euro de crédit d’impôt génère en moyenne 3,10 euros de recettes fiscales et sociales. Pour les films eux-mêmes, les délocalisations se traduisent par une déperdition d’énergie, et parfois de qualité – décors inadaptés pour représenter la France, techniciens moins qualifiés ou ne partageant pas la même approche que les réalisateurs.

Effet de la concurrence de pays européens qui fondent leur politique culturelle sur la dépense, et non, comme la France, sur la valeur artistique ou culturelle des œuvres, cette réforme du crédit d’impôt a été saluée avec enthousiasme par la profession. Inspirée par une forme de patriotisme économique, elle pourrait trouver des prolongements dans les débats qui se préparent autour de la réforme de l’agrément, ce barème de points qui détermine si un film peut ou non déclencher l’aide automatique dite du fonds de soutien, et dont certains considèrent qu’il gagnerait à prendre en compte la nationalité des dépenses de tournage et de postproduction. Cela ne doit pas faire oublier que la politique d’aide au cinéma français a toujours marché sur deux jambes, l’industrie d’un côté et l’art de l’autre.

(Isabelle Regnier, Le Monde, mardi 6 octobre 2015)