Le directeur de la photographie Hazem Berrabah parle de son travail sur "Isola", de Fabianny Deschamps

Hazem Berrabah est un jeune chef opérateur tunisien, formé en France à l’ESEC, qui a évolué à travers plusieurs expériences en cinéma et arts visuels. Il a déjà signé l’image de plusieurs longs métrages en Tunisie, en Algérie et en France ainsi que de nombreux spots publicitaires.

Il a également la particularité d’être coloriste et de posséder depuis 2014 sa propre suite d’étalonnage Da Vinci Resolve à Tunis, avec laquelle il finalise souvent ses propres images. Il accompagne cette année à Cannes le film Isola, réalisé par Fabianny Deschamps, dans la selection ACID. (FR)

Sur une île perdue entre deux mondes, Dai, une jeune Chinoise, survit seule dans une grotte en attendant l’enfant qui arrondit chaque jour un peu plus son ventre. Dans le port agité par l’arrivée quotidienne de centaines de migrants, elle cherche inlassablement le visage de l’homme qu’elle aime, son mari. Un soir, alors que l’île gronde, le vœu de Dai sera peut-être exaucé...
Avec Yiling Yang, Yassine Fadel, Enrico Roccaforte...

Hazem Berrabah et Fabianny Deschamps sur le tournage d'"Isola" - DR
Hazem Berrabah et Fabianny Deschamps sur le tournage d’"Isola"
DR

Comment s’est monté ce film en production ?

Hazem Berrabah : Dès ma première rencontre avec Fabianny, la réalisatrice, j’ai compris qu’on avait affaire, avec Isola, à un projet d’urgence et que le film ne pouvait se faire que dans une logistique réduite à l’essentiel... La décision de production était d’ailleurs de tourner le plus vite possible, en collant à l’actualité internationale, sans attendre les financements classiques qui auraient forcément pris plusieurs mois...
Du coup, nous sommes partis faire le film en équipe extrêmement légère – moins de cinq personnes en tout – soit la réalisatrice, la comédienne principale et moi-même, avec parfois une fixeuse locale, un deuxième comédien ou un assistant à tout faire. Pour le son, par exemple, on se relayait en fonction des plans pour percher quand on pouvait. Ou bien j’utilisais un micro fixé sur la caméra en gardant moi-même un œil sur les niveaux !

C’est dans votre habitude de travailler dans un telle configuration ?

HD : Personnellement j’adore les défis. Partir sur un film qui semble à première vue impossible à faire, et qui peu à peu prend vie en creusant les différentes options qui sont proposées, c’est un peu comme sauter du plongeoir, on est forcé de trouver une solution ! C’est souvent ce qui se passe en Tunisie, car on fait des films assez ambitieux avec des budgets qui sont très réduits. Ça nous pousse à chercher des solutions, sortir des voies classiques du cinéma comme par exemple être capable de faire plusieurs choses sur le film, ne pas se cantonner à un seul rôle dans l’équipe.

Combien de temps vous a pris le tournage ?

HD : Le film a été tourné sur deux sessions, la première de deux semaines en septembre 2014 pour la partie la plus urgente – quasi documentaire – directement à Lampedusa et en Sicile. Ensuite, la réalisatrice a pris du temps pour finaliser l’écriture de son film. On est reparti presque un an après, en août 2015, pour trois semaines entre la Sicile et la petite île de Favignana, ce qui nous a permis de filmer toutes les parties fictionnelles de l’histoire (comme la grotte, les scènes de liens entre les personnages, etc.) ainsi que quelques petites choses qui nous avaient manqué lors du premier tournage. Comme l’idée de Fabianny était de ne pas reconnaître à l’écran Lampedusa, cette démarche était assez cohérente.

J’imagine que vous avez dû travailler aussi très léger en matériel...

HD : Avant même que je n’arrive sur le projet, la production voulait tourner avec un DSLR pour être le plus discret possible... Personnellement j’ai peu tourné en DSLR, la caméra Alexa étant, la plupart du temps, mon outil de prédilection depuis plusieurs années. Pour cette fois-ci, j’ai pu faire accepter à la production de tourner avec un Canon 1D-C qui ressemble dans l’apparence à un appareil photo mais a l’avantage de filmer en 4K, avec une courbe Log intéressante et une compression 8 bits 4:2:2. Cette qualité d’enregistrement interne m’a permis, contrairement à ce qu’on pouvait connaître avec le 5D MKII, par exemple, d’envisager un étalonnage plus serein et surtout de pouvoir pousser la sensibilité jusqu’à 12 800 ISO pour les scènes de nuit avec les migrants, tournées sans lumière.
En termes d’objectifs, partir avec une série fixe était exclu pour des raisons de rapidité (surtout dans la première partie de tournage). J’ai dû utiliser deux zooms Canon (24-105 et 70-200 mm) pour faire l’intégralité du film, avec les limitations que ça pose, notamment en matière d’ouverture (le 24-105 ouvre à 4 tandis que 70-200 à 2,8) et la nécessité de pousser le capteur dans ses retranchements en matière de sensibilité.

Parlez-nous de la lumière

HD : Le premier tournage a été, par la force des choses, effectué en lumière naturelle puisqu’on n’avait pas les autorisations pour un dispositif cinéma et on a dû se faire passer pour une équipe TV qui ramenait des images de news, en évitant que la comédienne ne soit prise pour une comédienne !
On avait juste choisi ensemble des lumières de jeu, avec lesquelles on s’est débrouillé en nuit (torche, bougies, phares de véhicule jeu…). Lors de la deuxième session, on avait des vraies scènes de fiction dans une grotte pendant une semaine (avec des jours, des fins de journée, des nuits, etc.) ; pour ça, je n’ai pu prendre que trois LED Panels alimentés en batteries... et on a tout fait avec ça...

Quelle était l’enjeu principal en matière d’image ?

HD : Tourner dans un cadre documentaire, mais aboutir à la fin à une fiction dans laquelle on ne sait plus quel élément est réel... Donc, au niveau image, on était dans une démarche technique de documentaire (repérages et choix précis des horaires de tournage, adaptation de scènes en fonction des lieux et des intervenants, etc.), mais avec un regard et un souci de cohérence visuelle propres à une démarche de fiction. Autre décision, tout tourner en caméra portée, en format Scope 2,35, ce qui nous a aidés à avoir un dispositif documentaire, mais un cadre plus western, et à enlever aux décors un peu de réalisme, juste ce qu’il faut pour que le spectateur ne se pose pas la question de l’endroit réel mais qu’il soit plus dans l’histoire qu’on raconte.

Vous avez vous-même étalonné les images d’Isola ?

HD : Oui. Toute la postproduction s’est déroulée en parallèle entre Paris (montage image et montage son) et Tunis (étalonnage et effets spéciaux). Une copie des rushes existant à chaque endroit, il suffisait pour nous d’échanger régulièrement des fichiers XML par Internet pour pouvoir dialoguer et travailler en parfaite complémentarité. En étalonnage, j’ai pu faire pas mal d’essais pour retrouver des contrastes en pied et en épaule de courbe proches d’un rendu film. J’ai aussi coloré le film de manière à ressentir toujours une teinte verte un peu sale dans les noirs et des hautes lumières un peu bronze.
Dans les scènes nocturnes difficiles, j’ai fait une combinaison délicate qui commençait par réduire le bruit numérique, puis accentuer légèrement le piqué, puis remettre une granulation film qui se confondait avec le bruit de l’image. Après un test de projection à Tunis dans une salle de cinéma à partir d’une sortie que j’avais générée en DCP, j’étais satisfait du résultat et on a généralisé ça sur tout le film. A la fin, la réalisatrice est venue contrôler l’étalonnage, puis est repartie avec un disque dur pour finaliser le film à Paris.

Que gardez-vous comme souvenir de ce film ?

HD : C’est l’une des plus belles expériences de tournage pour moi. Travailler de manière si soudée, en habitant ensemble, en se débrouillant pour tout par nous-mêmes, sans assistants, sans régisseur… La fabrication du film devient presque une affaire de famille. On se sent comme une petite troupe de théâtre qui fabrique artisanalement un film. Mais le plus fort restait cette actualité qu’on côtoyait chaque jour en Sicile avec ces centaines de réfugiés qui débarquaient parfois à la suite d’un naufrage, laissant derrière eux des dizaines de morts, ou tous ces enfants orphelins trimballés de Syrie en Algérie, Libye, pour finalement atterrir ici, complètement déboussolés. On traversait chaque soir tellement d’émotions…, c’était très fort. Au-delà de l’artistique et du technique, un film et une équipe sincèrement "soudée" parce qu’on le vivait en même temps qu’on le tournait.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)