Le directeur de la photographie Luca Bigazzi parle de son travail sur "Youth", de Paolo Sorrentino

Luca Bigazzi craque pour le HDR

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Luca Bigazzi et Paolo Sorrentino forment l’un des tandems les plus brillants dans la cinématographie italienne actuelle. Vainqueurs de plus de soixante récompenses dont l’Oscar du meilleur film étranger avec La grande belezza, en 2014 – présent au Festival de Cannes 2013, mais ignoré par le jury –, les deux hommes se retrouvent cette année sur la Croisette avec La giovinezza (Youth). Un film mettant en scène un duo d’octogénaires interprétés par Michael Caine et Harvey Keitel, tourné entre la Suisse et l’Italie. (FR)

La grande belezza et This Must Be the Place sont tous les deux des films où les longs plans-séquences chorégraphiés jouent un rôle important dans la cinématographie... Comment s’inscrit ce nouveau film en termes de mise en images ?

Luca Bigazzi : C’est vrai que les films de Paolo sont souvent réputés pour ces longs mouvements, avec lesquels nous avions pas mal travaillé sur les deux derniers films. Pour ce nouveau film, c’est une sorte de rupture avec les mouvements de caméra. Le film est bien plus statique, avec beaucoup de dialogues, et comme d’habitude très composé au niveau du cadre. Cette obsession de la composition, nous la partageons, et j’avoue que j’ai beaucoup de mal à signer l’image d’un film si je ne le cadre pas !
La grande nouveauté sur "Youth pour Paolo, c’est qu’il a tourné pour la première fois de sa carrière en numérique ! En effet, même si j’étais le premier à le pousser à franchir le cap, il était toujours très suspicieux sur l’image numérique. Et je pense que j’ai réussi à le faire changer d’avis !

Vous êtes donc un fervent adepte du cinéma numérique ?

LB : Je ne reviendrai au film pour rien au monde. La liberté et la rapidité qu’on a gagnées avec le numérique sont sans commune mesure avec le rythme des méthodes de travail qu’on pouvait connaître avant. Quand on sait qu’on tourne avec Paolo 30 à 40 plans par jour, à deux caméras, souvent sur 360° à chaque décor, vous vous rendez bien compte que le numérique change complètement la donne. Comparé au dernier film qu’on a fait ensemble (La grande belezza), je peux vous dire que j’ai vraiment senti la différence, que ce soit en termes de sensibilité – on est passé de 500 ISO, poussés à 1 000 avec beaucoup de grain, à 1 600 ISO presque sans bruit – ou en termes de souplesse de tournage, notamment grâce au HDR.

Le film est donc tourné en Red ?

LB : Oui, je suis un fan de la Red Epic à cause de cette fonction qui n’existe pas sur les autres caméras. En effet, ça résout quasiment 80 % des problèmes de lumière que je peux avoir sur le plateau, comme par exemple gélatiner les fenêtres en intérieur jour ou gérer les trop hauts contrastes en devant ré-éclairer massivement et en se battant pour que ça ait l’air naturel.
Du coup j’utilise très peu de lumière, et j’arrive à garder à l’étalonnage suffisamment de marge pour conserver des détails sur les visages ou dans les découvertes... Ce que j’aime bien aussi dans ce dispositif, c’est qu’on peut l’activer quand on en a besoin (mais pas tout le temps), car on sait très bien qu’avoir une latitude extrême de pose pour l’image n’est pas toujours nécessaire.

Et ce mode HDR séquentiel ne vous pose-t-il pas de problèmes sur les mouvements de caméra ?

LB : Honnêtement, je n’ai jamais ressenti de problème. Effectivement le film est assez statique, mais il y a quand même quelques mouvements, et les quelques plans en mouvement, faits dans ce mode, ne nous ont pas posé de soucis en postproduction.

Quels challenges avez-vous rencontrés cette fois-ci ?

LB : Il y a par exemple une séquence de fête nocturne dans le jardin de l’hôtel, avec des plans sur 360°. Pour cela j’ai utilisé toute une gamme de LEDs italiennes fabriquées par la marque Via Bizzuno. Ce ne sont pas des projecteurs de cinéma, plutôt de l’architectural, et du coup ça me permet de les placer dans le champ, car avec Paolo et les deux caméras, on est très souvent amené à couvrir sur tous les axes. A 1 600 ISO, ça fonctionnait très bien.

Pourquoi pas un ballon à hélium ?

LB : Les ballons, pour moi, c’est vraiment uniquement en situation d’urgence, quand je ne peux pas faire autrement. Je trouve que la lumière de ces systèmes est très difficile à contrôler, ça bave de partout, et on a toutes les peines du monde à conserver un certain contraste. Je préfère souvent placer des sources dans l’image plutôt que d’avoir recours à des sources hors champ difficiles à gérer. Sinon, dans la série sources de lumière "peu académiques", j’ai beaucoup recours aussi à des bacs sodium ou mercure pour les séquences urbaines de nuit, ce qui nous permet d’aller très vite dans les installations, et surtout de ne pas être invasif au sens graphique de l’image.

En quel mode avez-vous tourné, et avec quelles optiques ?

LB : Nous avons tourné en 5K et en 2,35 sphérique avec des objectifs Arri Ultra Primes, ainsi que des zooms Angénieux compacts. Je ne suis pas trop partisan des optiques les plus récentes avec le numérique. C’est souvent trop piqué, trop contrasté, je préfère en général utiliser des optiques un peu plus anciennes. J’aime bien aussi le rendu des Cooke S2, que j’utilise aussi assez souvent.
Enfin, la postproduction s’est effectuée chez Margutta Digitale en plein cœur de Rome, avec l’équipe que je connaissais auparavant et qui travaillait chez Technicolor avant sa fermeture. Là encore, je ne peux pas vous décrire ma joie, pour finir le film, de profiter de la ville et de ne plus être obligé d’aller errer deux ou trois semaines durant dans des zones industrielles assez lugubres comme c’était le cas à l’époque des laboratoires photochimiques !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)