Le directeur de la photographie Renato Berta, AFC, parle de son travail sur "L’Ombre des femmes", de Philippe Garrel

La religion du plan

par Renato Berta

Aux côtés de Philippe Garrel, pour la première fois de sa longue carrière, Renato Berta, AFC, s’est offert un voyage dans le passé en tournant en Scope noir et blanc 35 mm. Une méthode de travail unique en 2015 pour donner naissance à un film qui semble tout droit sorti des années 1970.
Renato Berta sur le tournage de "L'Ombre des femmes" - DR
Renato Berta sur le tournage de "L’Ombre des femmes"
DR

Qu’est-ce qui vous a attiré sur ce projet ?

Renato Berta : Sur L’Ombre des femmes, on retrouve les thèmes chers à Philippe Garrel : les relations humaines, un couple qui rentre en crise. Mais cette fois-ci, il y a une sorte de happy end à la différence d’autres films plus sombres. Quoi qu’il en soit, ce que je trouve passionnant dans son cinéma, c’est surtout le traitement qu’il fait de ses personnages, de l’histoire et, en creux, sa propre relation au cinéma. Et ce film me semble très personnel dans ce sens-là.

Comment travaille-t-il ?

RB : Philippe a une méthode bien à lui. Outre qu’il continue à tourner en 35 mm, le film est tourné dans le strict ordre chronologique du scénario. On fabrique le film scène par scène, plan par plan. Et comme il monte le film en parallèle du tournage, on visionne les rushes à la suite du montage en cours. On devient les premiers spectateurs d’un film qui se construit !
On a la sensation de faire un pas après l’autre en progressant tous peu à peu dans l’histoire, ce qui a une répercussion sur la construction des personnages et l’interprétation, forcément différente d’un film où on tourne décor par décor. On quitte un décor, et puis on y revient quelques jours plus tard... On est littéralement plongé dans l’histoire et ça détermine complètement l’esthétique du film. Pour ces raisons, le film a été tourné dans un périmètre assez restreint, dans le 10e arrondissement, où l’on a investi, pour plusieurs décors, une maison municipale en attente de rénovation. Le seul déplacement hors de Paris a été au fort d’Ivry. Du coup, le passage d’un décor à l’autre était très rapide. En tout on a filmé six semaines.

Ça doit être dépaysant à l’heure du cinéma numérique !

RB : Philippe a horreur du numérique. C’est presque pour lui comme une position religieuse ou philosophique. Peut-être est-il un peu radical ; il n’intègre pas les progrès considérables qu’a pu faire le cinéma numérique depuis son apparition. Néanmoins, c’est pour cette raison qu’il tourne encore en film, avec une postproduction argentique totale, à l’exception bien sûr de la copie en DCP. Du coup, j’avais presque l’impression d’être sur un tournage des années 1970. Avec des accents contemporains, certes, mais les personnages, les lieux, et l’organisation des plans évoque vraiment le cinéma de ces années-là.
Le choix du noir et blanc, le fait de tourner en argentique, presque tout le temps à l’épaule avec peu de matériel, devient rapidement une discipline à part entière. La lourdeur du Scope, avec ses objectifs peu lumineux, la faible profondeur, ramène chaque phase de fabrication au plan et à sa valeur. C’est très différent des tournages modernes où l’on nous demande souvent de filmer dans beaucoup d’axes, de couvrir la scène et de choisir plus tard au montage. Ce n’est pas toujours évident au début et puis, au fur et à mesure, on comprend ce que Philippe Garrel cherche ou a dans la tête, exactement comme on découvre le film en train de naître.

Willy Kurant nous expliquait aussi que Philippe Garrel ne fait qu’une prise...

RB : Oui, c’est toujours le cas. Ça veut donc dire beaucoup de répétitions, avec un dialogue entre les comédiens et l’équipe technique. Là encore, cette discipline, à l’opposé du numérique où on ne cesse de tourner, renforce la valeur de chaque mise en place, de chaque plan. Mais ce n’était pas nouveau pour moi car j’ai déjà tourné avec d’autres cinéastes comme Manoel de Oliveira ou Eric Rohmer qui étaient réputés pour ne faire qu’une prise.

Et revenir à une pellicule qui ne fait que 250 ISO ?

RB : Ça en revanche, ce n’était pas facile ! Tourner en numérique n’est évidemment pas qualitativement plus facile, mais quantitativement oui. Là, il a fallu s’adapter, éclairer chaque plan et même encore tourner à pleine ouverture, avec ces optiques Hawk qui, selon moi, ne sont pas très homogènes de focales quand on les utilise dans ces conditions extrêmes.
On s’est aussi pas mal appuyé sur la lumière du jour... au point que parfois on attendait une éclaircie pour pouvoir tourner plutôt que d’isoler le décor de la lumière extérieure. Il en résulte aussi des réactions aux flares, et des rendus en contraste assez différents qui, dans la chaîne argentique, ne sont pas toujours faciles à gérer.

Philippe Garrel vous laisse-t-il de la liberté pour faire la lumière ?

RB : C’est un peu paradoxal. À la fois il ne donne pas beaucoup d’espace hors champ pour l’installation des lumières mais il n’est pas non plus très directif en matière d’effets ou d’image. Je le répète, il n’y a pas de découpage prévu à l’avance. D’abord il répète avec les comédiens, il fixe une position de caméra avec la focale, on s’installe, on fait une mise en place avec les comédiens pour caler exactement la position caméra, les déplacements... Et puis ensuite j’essaie de trouver une solution maligne pour installer les lumières !
Ce ne sont pas des choix esthétiques pensés à l’avance, juste des idées trouvées sur place, dans le temps qu’on a, avec les moyens qu’on s’est donnés. En un mot, on compose avec le réel. La seule exception à l’image sur laquelle on peut un peu préparer, ce sont les décors. Par exemple, le ton des murs des appartements que j’ai pu faire assombrir en amont du tournage.

Un mot sur la postproduction ?

RB : C’est chez Digimage Le Lab qu’on a travaillé, les négatifs noirs et blancs Kodak Double X étant développés, puis tirés sur des rushes positifs, montés à l’ancienne à la table de montage. De ce point de vue, même si ça fait longtemps que je n’ai pas tourné en 35 noir et blanc, j’ai pu constater que les valeurs de lumières de tirage, auxquelles j’étais habitué dans le temps, ont pas mal "dérivées".
En effet, je me suis retrouvé parfois avec des lumières de tirage qui variaient de 25 à 18 selon les plans mais, bizarrement, sans aucune montée de grain ou de grisaille sur le positif. Je n’ai pas réussi à savoir d’où ça venait... Est-ce une certaine variation dans le développement lié à la disparition quasi totale des projets filmés et traités en film noir et blanc ? Quoi qu’il en soit, Jérôme Bigueur, l’étalonneur, a fait un travail splendide que ce soit sur le photochimique ou sur la copie numérique étalonnée à partir de la copie finale argentique qu’avait demandée Philippe.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

L’Ombre des femmes
Réalisation : Philippe Garrel
Décors : Manu de Chauvigny
Son : François Musy