Le grand écran à cran
par Ange-Dominique BouzetA l’heure des grandes manœuvres autour du rachat de la chaîne, Canal+, principal financier du cinéma français, est-il en train de le désinvestir ? Jusqu’à présent aucune statistique officielle n’indique que la chaîne soit en faute dans l’exécution des obligations, légales ou contractuelles, qui la lient à la production nationale, à laquelle elle est tenue de consacrer, en achats ou pré-achats de films, 9 % de son chiffre d’affaires. Pourtant, les professionnels ne cessent de bruire de rumeurs de films refusés ou d’investissements réorientés vers des producteurs " privilégiés " aux dépens de la masse des indépendants.
Que la chaîne refuse plus souvent des films est vraisemblablement normal, puisqu’il s’en produit plus (204 en 2001au lieu de 171 en 2000). Une baisse relative dans la couverture des nouveaux films n’implique donc pas forcément une baisse en valeur absolue et peut même recouvrir une "certaine" augmentation du nombre des films pré-achetés.
D’après les chiffres que les professionnels affirment tenir de la chaîne, le nombre des films pré-achetés aurait néanmoins tendance à baisser : de 123 en 1998 à 114 en 1999, 110 en 2000, et 100 en 2001. Une baisse particulièrement sensible sur les films indépendants à petit budget, auxquels la chaîne préférerait des productions plus chères et plus concurrentielles en termes d’audience attendue. Au cœur de la querelle, la " clause de diversité ", par laquelle Canal+ s’est engagé à consacrer 45% de ses investissements sur les films français à des films d’un budget inférieur à 5,3 millions d’euros (35 millions de francs). L’année dernière, la chaîne a manqué à cet engagement... pour environ 6 millions d’euros. Un déficit autorisé par les accords, à condition, cependant, qu’elle le rattrape cette année. Aucune donnée précise, là encore, n’indique qu’elle n’y parvienne pas.
L’inquiétude, persistante, n’est pas seulement le fait des syndicats professionnels : le 12 juin, c’est la présidente de la Commission d’agrément des films au CNC, Margaret Ménégoz, qui a officiellement écrit à Dominique Baudis, pour attirer l’attention du président du CSA sur des « dérives préoccupantes » concernant l’application de la clause de diversité par la chaîne : « Un certain nombre de dossiers présentés de fin 2001 à 2002 ont amené la profession à s’interroger sur une possible discrimination entre films dépendants et films indépendants : plusieurs projets du groupe Canal Plus ou de Studio Canal, budgétés à la lisière inférieure à 5,3 millions d’euros, bénéficiaient, en effet, de pré-achats supérieurs à ceux couramment pratiqués pour des films d’importance comparable. »
Les cinq organisations professionnelles rembarrées ont invité Dominique Farrugia à la reprise du dialogue.
De son côté, l’Association des producteurs indépendants (API), regroupement récemment créé par UGC, Pathé, Gaumont et Karmitz, a profité de l’occasion pour s’exprimer par communiqué. Tout en appelant à « une réflexion globale sur l’avenir du financement du cinéma », l’API a ainsi signalé qu’il faudrait compter avec elle, car les autres « syndicats ne peuvent prétendre représenter et défendre les intérêts de l’ensemble de la profession ». Une exigence que les autres organisations regardent avec circonspection, car le nouveau syndicat abrite à la fois un affilié de Vivendi (l’UGC filiale à 38%) et un candidat au tour de table de la chaîne (Pathé)...
(Ange-Dominique Bouzet, Libération, 20 juillet 2002)