Le monde du cinéma redoute la réforme de France Télévision

par Nathaniel Herzberg

Le Monde, 10 décembre 2008

Les trois apports des chaînes au cinéma - financement et diffusion de films, compte de soutien - sont calculés en fonction de leurs chiffres d’affaires. Ainsi, France 2 ou France 3 sont tenues d’investir 3,2 % dans la production ou le préachat de films. Que le chiffre d’affaires de France Télévisions flanche, et c’est l’investissement dans l’industrie du cinéma qui plonge.

Le monde du cinéma n’avait pourtant pas rejeté a priori la loi annoncée le 7 janvier par Nicolas Sarkozy proposant de supprimer la publicité sur les chaînes publiques. "Cela faisait des années que nous la demandions", rappelle Laure Tarnaud, déléguée générale de la Société des réalisateurs de films (SRF). Couper le cordon ombilical publicitaire et, du même coup, la dictature de l’audience : ils en rêvaient. Au sein de la commission Copé, le monde du cinéma s’était largement rangé derrière cette suppression. "Sur le principe, nous sommes toujours pour, poursuit la déléguée générale. A condition qu’elle soit financée."

C’est là que le bât blesse. Quelque 450 millions d’euros devraient en partie compenser le manque à gagner de France Télévisions via une taxe sur les revenus publicitaires des chaînes privées et une autre sur le chiffre d’affaires des fournisseurs d’accès à Internet. Mais seulement pour les trois ans à venir. "Nous n’avons aucune garantie de financement pérenne, insiste Juliette Prissard-Eltejaye, du Syndicat des producteurs indépendants (SPI). Encore moins depuis l’adoption des amendements." Celui qui prévoit de diminuer de moitié la taxation des chaînes privées l’a convaincue que "c’est la mort du service public qui est annoncée. Et, accessoirement, la disparition de la moitié de nos adhérents".

D’autres voient le projet de loi autrement. Ils constatent que, contrairement aux craintes exprimées par la profession, le gouvernement a annoncé le maintien de filiales de productions distinctes entre France 2 et France 3, afin de favoriser la diversité. Ils continuent de rêver, avec le producteur Marin Karmitz, membre de la commission Copé, à une "libération de la tyrannie de l’audience". "Depuis quatre ans, France Télévisions a fait de gros efforts, indique le producteur. Elle a dépassé ses quotas en faveur du cinéma. Mais pour passer des films ambitieux, nous sommes obligés de faire du troc. Je te donne ça si tu me prends ça. Et encore... Combien de films chinois ou mexicains sur France 2 ou France 3 ? Zéro. La suppression de la publicité permettra peut-être d’y remédier."

Membre elle aussi de la commission, la scénariste Sophie Deschamps fait le pari inverse. "TF1 et M6 auront plus d’argent mais ne prendront pas plus de risques. Elles privilégieront les films grand public. Quant à la télévision publique, elle voudra des programmes fédérateurs. Et ce seront encore les films du milieu, ceux qui coûtent de l’argent mais qui n’offrent pas de garantie de succès, qui trinqueront. Et bien sûr, les nouveaux talents."

De quoi pousser ceux qui aiment la découverte à s’interroger sur l’évolution du financement des films. Producteur à Agat Films, Patrick Sobelman suit actuellement le tournage du prochain long-métrage de Lucas Belvaux. Un réalisateur reconnu, un film de facture classique : France 3 l’a soutenu.

Mais les deux autres projets de Patrick Sobelman n’ont séduit aucune chaîne hertzienne. Pour réunir les 11 millions d’euros nécessaires au financement du dernier film de la Belge Marina de Van, il a coproduit avec quatre pays. Idem pour L’Autre, de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic. Le prix d’interprétation féminine décroché en septembre pour ce film par Dominique Blanc à la Mostra de Venise ne doit rien à la télévision.

"Le problème, c’est que sans télé, la somme de contraintes est énorme, explique Patrick Sobelman. Pour respecter les règles de chaque pays, nous devons tourner ici, monter là, prendre des techniciens de chaque nationalité. C’est l’enfer." Mais peut-on encore croire au paradis d’une télévision indépendante, riche et libérée des exigences publicitaires ? Dans le monde du cinéma, plus grand-monde n’y croit.

Nathaniel Herzberg, Le Monde->lemonde.fr du 10 décembre 2008