Festival de Cannes 2023

Lennert Hillege, NSC, revient sur les défis du tournage de "Occupied City", de Steve McQueen

"Time After Time", par François Reumont

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Film singulier que cet Occupied City du réalisateur et artiste contemporain britannique Steve McQueen. A la fois hommage, méditation sur la mémoire et travail d’archiviste, ce documentaire de quatre heures dans sa version présentée à Cannes met en parallèle les cinq années d’occupation allemande à Amsterdam (au son) avec des images contemporaines captées sur trois années autour de la pandémie. C’est le directeur de la photographie néerlandais Lennert Hillege, NSC, qui s’est chargé de fabriquer ces images, tournées sur pellicule pour l’histoire. (FR)

Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce film ?

Lennert Hillege : On est presque voisins avec Steve Mc Queen et on se croise parfois au supermarché ! Mais blague à part, la productrice Floor Onrust de Family Affair Films est une vieille connaissance. Nous nous sommes rencontrés à l’école de cinéma, et c’est elle qui m’a présenté à Steve. Les relations se sont nouées de la sorte, avec également Bianca Stigtert la femme de Steve, qui est néerlandaise et l’auteur du livre dont est inspiré le film.
Ce livre est un répertoire très factuel et très froid de tous les événements recensés dans la capitale, un peu comme un annuaire. Chaque adresse est répertoriée, avec la description de ce qui s’est passé sans aucun affect ni dramaturgie.

Comment aborder un tel projet ?

LH : Le tournage s’est réparti sur presque trois années, par blocs, en s’adaptant aux événements qui se passaient autour de nous. Le livre nous a servi de guide pour répertorier toutes les adresses, certaines demandant forcément plus de préparation que d’autres (le musée, la salle de concert...) mais c’était surtout une sorte de marathon vu le nombre considérable de lieux répertoriés dans le livre. D’ailleurs nous avons tourné bien plus que ce qui a été retenu dans la version de quatre heures présentée sur la Croisette. Il se peut que la version intégrale de ce projet voit le jour plus tard, dans une forme encore beaucoup plus longue...

Ce qui frappe quand on voit le film, c’est l’humain dans l’image. Dans presque chaque plan quelque chose se passe. Parfois anodin, ou parfois beaucoup plus rare, comme cet accident de vélo, par exemple, que vous captez dans une rue de nuit.

LH : On a essayé d’être le plus en phase possible avec la vie d’Amsterdam, au jour le jour. Qu’une manif éclate par exemple, ou que la neige se mette à tomber... la glace... on se posait quotidiennement la question de ce qui pouvait se passer et si on pouvait l’intégrer à notre travail. Bien sûr, au début, c’était assez facile car on avait presque une infinité de lieux à couvrir, et autant d’options de plan de travail. Mais au fur et à mesure que le film avançait les choses devenaient plus complexes à gérer, dans les derniers lieux devant êtres filmés. L’autre paramètre, quand vous tournez sur une si longue période un peu toujours dans le même mode de fonctionnement, c’est que vous devenez de plus en plus fort à ça. Vous développez avec l’équipe tout un tas de stratagèmes, de manières de se comporter aux yeux des habitants. A la fin du film on étaient vraiment devenus presque complètement invisibles et on se surprenaient nous-mêmes de la situation.

Quelles étaient les directives au départ ?

LH : Rien n’était vraiment très clair. Ce n’était pas comme préparer le lancement d’une fusée ! Le film s’est construit peu à peu au fur et à mesure des mois de travail, et surtout grâce au fait que Steve a décidé de monter en parallèle du tournage, et de s’appuyer avec nous sur ce matériau. Environ tous les 15 jours, une projection du montage était organisée et on pouvait ensemble échanger autour du canevas, avec beaucoup d’attention pour faire naître peu à peu l’œuvre. Les différentes strates du film, le son, la voix et l’image nous faisaient réfléchir et décider d’aller ou pas dans une direction ou une autre. Je me rends compte d’une certaine manière que ces séances devenaient le moment privilégié de fabrication du film. Et qu’elles prenaient le pas de manière évidente sur le tournage qui est par nature beaucoup plus dans l’instant. Avec le recul, cette manière très particulière de fabriquer le film sur la durée, avec notre propre évolution, me fait dire que c’est comme quand on fait un bon vin... Peut-être est-ce d’ailleurs encore trop tôt pour le déguster ! Faudra- t-il attendre 10 ou 20 ans pour qu’il prenne sa vraie saveur ? Capturer le temps, c’est pas si facile !

Néanmoins, la dernière séquence du film dans la synagogue marque clairement sa conclusion...

LH : Oui, cette scène a été tournée effectivement en tout dernier. Je pense que c’était une décision très consciente de Steve. On ne savait pas du tout, par contre au début du tournage, s’il y aurait à vrai dire une scène finale. Et c’est pas facile d’aller de l’avant sans savoir si il y a une fin dans un projet ! Même sur la manière d’ordonner le travail, rien n’était vraiment établi. Par exemple, on aurait très bien pu décider de travailler par saisons, ou en ordonnant exactement les adresses par ordre alphabétique, ou géographique... Mais toutes ces questions se sont fondues lors du tournage dans celle de l’émotion, et la connexion qu’on allait créer entre le passé et le présent. Ramener de l’ordre dans ce projet l’aurait fait trop ressembler à un documentaire traditionnel. Et pour en revenir à cette scène de fin dans la synagogue, il faut juste la lire comme une manière de clôturer l’expérience. De rompre soudainement l’état d’hypnose et de dire aux spectateurs qu’il est temps de rentrer chez eux.

Tournage dans le Mémorial
Tournage dans le Mémorial


On distingue néanmoins trois familles de plans dans le film. Ceux, comme le premier plan, qui semblent presque du domaine de la mise en scène de fiction, ceux qui s’inscrivent rigoureusement dans l’actualité TV, et enfin d’autres beaucoup plus oniriques où on quitte un peu la réalité...

LH : Ça dépendait complètement du lieu et du sujet. Ce premier plan avec cette femme qui descend dans cette trappe était bien entendu une action qu’on pouvait facilement prévoir, car c’est devenu pour elle presque une routine quotidienne. Dans cette catégorie de plans ou de séquences, on peut avoir un mouvement de caméra, ou une scénographie qui devient plus ou moins signifiante...
Ensuite, il y a effectivement les séquences qui sont filmées de manière très frontale et brute. Que ce soient les manifestations ou les commémorations avec le roi par exemple.
Enfin, comme vous l’avez remarqué, il y a les plans où on part ailleurs, où rien ne se passe à proprement parler. On les appelait nos "plans berceuses", destinés à emmener le spectateur vers l’hypnose... Vous savez, on a passé tellement de temps dans la ville… C’est devenu presque hypnotique pour nous-mêmes à la fabrication du film. La musique ou les ambiances de la ville aussi parfois remplace la voix off dans ces moments.

N’aviez-vous pas peur parfois de faire des images trop touristiques ?

LH : Les séquences tournées dans des lieux très célèbres, comme le musée, par exemple, étaient risquées de ce point de vue. Mais il faut les replacer dans l’ensemble du projet, et des innombrables adresses qu’on a filmées, même si tout n’a pas été retenu dans cette version de quatre heures. Le problème fondamental avec ces lieux connus, c’est que vous reconnaissez immédiatement en tant que spectateur ce que vous regardez. Et ça, c’est pas bon... Ce n’est pas l’esprit dans lequel on a tourné le film. C’est sans doute pour cette raison que l’annexe secrète d’Anne Frank, un des lieux les plus emblématiques de la période, n’a pas été retenue au montage, bien qu’elle soit naturellement répertoriée dans le livre.

Avez-vous été amené à effectuer des retakes sur certains lieux ?

LH : Ça nous est arrivé parfois. Principalement parce qu’en regardant le montage on réalisait soudain que la caméra ou l’équipe devenait trop présente. L’interférence avec ce qu’on filmait devenait trop évidente, les gens devant la caméra se rendant compte qu’on les filmait et se mettant plus ou moins à jouer. L’innocence enfantine qu’on recherchait était partie. Mais il n’y avait pas vraiment de règles ou de modèles, c’était vraiment selon chaque situation.

Parlons un peu caméra !

LH : Quand la production a commencé à me parler du projet je me suis tout de suite posé la question de savoir avec quel matériel tourner le film. La grande incertitude, c’était celle du plan de travail, vu qu’aucune chose précise ne pouvait être mise sur le papier. Je m’imaginais très bien devoir me réveiller parfois en plein milieu de la nuit pour aller tourner une séquence selon la vie d’Amsterdam.
La seule chose qui était certaine, c’était la volonté de Steve de tourner le film en 35 mm argentique. Il n’y a jamais eu de débat là-dessus, c’était une donnée. À la fois pour le rendu, pour l’aspect mémoriel du projet, et surtout pour placer les prises de vues dans une démarche complètement opposée à celle qu’on connaît désormais en numérique. Réfléchir avant de déclencher la caméra, se concentrer sur le plateau, et alimenter le montage avec beaucoup moins de choses inutiles. Donc pour être au maximum autonome, et extrêmement réactif sur une durée de tournage aussi incertaine, j’ai décidé d’acheter moi-même une caméra et de l’avoir à disposition n’importe quand sur ces trois années.

L'Arricam filme une manifestation
L’Arricam filme une manifestation


A qui l’avez-vous achetée ?

LH : A une personne qui a joué un rôle fondamental dans la fabrication du film : c’est Danny Van Deventer, le gérant de la société Cinefacilities à Amsterdam. C’est un personnage étonnant, qui détient l’un des derniers bastions entièrement dédié à la prise de vues argentique en Europe. Passionné par les caméras film, et collectionneur, il est aussi un excellent pointeur ! C’est d’ailleurs lui qui m’a suivi sur le tournage. Avec son aide et son patronage technique, on a assemblé la caméra film 35 mm idéale pour ce projet. À savoir une caméra suffisamment robuste et fiable pour tourner des kilomètres de pellicule sur trois années consécutives. Et extrêmement silencieuse pour passer le plus inaperçue possible, même dans des intérieurs très feutrés comme on en a souvent rencontrés lors du tournage. La caméra étant aussi spécialement équipée d’un dépoli Full Frame 1,33, car je partais du principe qu’il fallait exploiter la plus grande surface d’image possible pour enregistrer le plus de choses possibles issues de la réalité.

Quand on voit le film en salle, il est pourtant difficile d’être sûr que c’est en argentique... Il n’y a par exemple presque pas de grain à l’image...

LH : Oui, le film avait été entériné en 4P, et je dois vous dire combien j’ai été surpris dès les premières semaines par la sensation de définition de l’image. En utilisant la gamme complète des émulsions Kodak disponibles selon les besoins de sensibilité, on oublie quasiment la texture de la pellicule. Le transfert vers le numérique s’est effectué de la manière la plus neutre et transparente possible. Je pense d’ailleurs que cette sensation de matière désormais attribuée au film est beaucoup liée à l’utilisation en 3P ou en 2P qui s’est popularisée depuis l’avènement du numérique. Ou cette idée désormais répandue que quand on a du grain et que ça bouge, c’est donc du film !
Sinon, en matière d’objectifs, j’ai choisi d’équiper la caméra avec des Leitz Summilux, pour garder cette philosophie de capture du réel. On voulait vraiment sur ce film bénéficier d’une base extrêmement simple et belle à la fois.

Pas de zoom ?

LH : Peut-être une ou deux fois j’ai dû installer un zoom pour des raisons pratiques (la visite du roi par exemple, filmée avec la presse, la séquence filmée sur un bateau). Mais autrement tout le film est entièrement fait avec les focales fixes, la plus longue étant le 135 mm.

Le petit cirque ambulant...
Le petit cirque ambulant...


Comment avez-vous pu conserver une certaine légèreté tout en étant avec une équipe film ?

LH : On a mis au point peu à peu notre petit cirque audiovisuel ambulant, transporté à vélo, style hollandais assuré ! Le deuxième assistant nous suivant dans un petit van transformé en chambre noire pour charger et décharger les magasins. On était vraiment très mobiles, et extrêmement réactifs malgré, vous l’imaginez, les difficultés de déplacement qu’on peut rencontrer dans une grande ville comme Amsterdam. La journée de tournage pouvait ainsi se dérouler, avec un repérage rapide suivi de quelques poignées de mains avec les habitants, le temps qu’on installe le matériel. Puis on enchaînait les plans avec une grande souplesse et un naturel confondant. L’équipe se réduisant à mes deux assistants, l’ingénieur du son et un assistant réalisateur qui s’occupait beaucoup des relations avec les habitants, comme faire signer éventuellement des droits à l’image, et surtout de vérifier qu’on était bien à la bonne adresse ! Le livre en répertorie environ 2 000, et il y en a tellement qui ont disparue, qui ont été renommées... C’était presque un travail de détective !

C’était pas un peu flippant vu la longueur du métrage et la période compliquée dans laquelle vous avez tourné ?

LH : Moi, c’était la première fois que je travaillais en documentaire. J’étais donc naturellement un peu inquiet sur le bon déroulé d’un tel projet si atypique. Finalement on a quasiment eu aucun souci sur les 500 km de négative passée dans la caméra. Peut-être un poil sur un plan... Mais c’est tout.
À la fois, il faut remettre les choses dans leur contexte, et reconnaître qu’on n’était pas en train de filmer Tom Cruise sur le prochain Mission impossible. Un plan pané n’aurait pas été si catastrophique que ça, car on aurait sans doute pu le retourner le lendemain.
Notre dernier laboratoire photochimique aux Pays Bas - Haghefilm Digitaal - s’est chargé du boulot, en association avec le labo belge Color By Dejonghe, car Haghefilm devait un moment déménager et s’installer à Gouda, dans la banlieue de Rotterdam.

Cette liberté incroyable va-t-elle vous manquer ?

LH : Ce film, c’est un peu comme une grande remise à zéro pour moi. D’habitude quand vous vous lancez dans un projet, vous avez tous ces leviers sur lesquels vous êtes censés vous pencher. Par exemple, à quel public est-il destiné, quel genre de film est-ce, avec le distributeur qui soudain exige telle ou telle chose... Sur Occupied City, rien de tout ça. Steve crée une atmosphère libre de toute pression. Vous vous sentez presque comme un enfant libre de tout faire. Avec une approche complètement sensorielle du projet, sans référence ou contre-référence. C’est très précieux, une expérience comme celle-là, aussi longue et aussi ouverte avec le réalisateur.

  • Danny Van Deventere, Cine Facilities Amsterdam
    Danny est à la fois loueur de matériel, pointeur et rompu à l’entretien et la réparation des caméras film. C’est un passionné de la prise de vues argentique qui milite pour la défense de celle-ci, des savoir-faire et du matériel depuis l’avènement du numérique sur les plateaux.

Vous êtes l’un des derniers loueurs de matériel exclusivement argentique... Comment est-ce encore possible en 2023 ?

Danny Van Deventere : Bien que la vague du numérique ait presque tout emporté depuis 2009, on constate tout de même que certains grands réalisateurs d’Hollywood, comme Spielberg, Nolan ou Tarrantino, continuent contre vents et marées à tourner en pellicule. Au-delà de ces exceptions certes prestigieuses, on s’est aperçu dans le milieu des loueurs que la demande repartait depuis environ 6 ans. Un phénomène dopé par la demande des jeunes générations qui s’intéressent à la façon analogique de faire des films, souvent parce qu’ils n’ont eux-mêmes jamais connu ça. On peut se réjouir naturellement que Kodak n’a pas décidé d’arrêter la production de pellicule au creux de la vague, et qu’on trouve toujours des laboratoires pour les développer. Néanmoins, je suis inquiet quant à la disponibilité des caméras restantes sur le marché, et surtout sur le savoir-faire et les pièces nécessaires à leur entretien. C’est un sujet dont les associations de directeurs de la photographie devraient, je pense, s’emparer.

Parlez-moi un peu de la préparation du film

DvD : Lennert est venu me voir en 2018, soit bien avant que Occupied City ne démarre. Le projet était en train de naître, et il m’a tout de suite parlé des enjeux principaux de ce tournage hors normes. La longueur, bien entendu, qui restait encore assez vague à cette étape – mais qui serait forcément conséquente vu le livre de Bianca Stigtert. Il m’a tout de suite parlé d’acheter lui-même une caméra afin de l’avoir toujours à disposition, et nous avons ensemble cherché le modèle idéal pour ce film.

Quelles caméras ont été envisagées ?

DvD : L’Aaton 35 était la caméra que je pensais lui conseiller au départ. De loin la plus compacte, la plus légère est celle qui me semblait le plus adapté au travail de documentaire. Mais son silence relatif de fonctionnement l’a un peu mise hors jeu pour ce projet. En effet, Steve McQueen désirait tourner parfois en intérieur dans une discrétion totale, et seule une caméra vraiment silencieuse pouvait faire ce film. On a donc décidé ensemble de partir sur un corps de Arricam ST (une des dernières caméras film à avoir été conçue et fabriquée) en allégeant un maximum la configuration, d’origine pléthorique car faite pour le studio. Ce travail s’est organisé à la fois autour des magasins (en y adaptant les magasins 120 m légers du modèle LT) mais aussi sur la visée, la rendant plus compacte en hauteur et en la réglant en mode Open Gate. De cette manière, la surface d’image impressionnée est la plus grande possible. Le rendu final gagnant beaucoup en définition.

Et vous avez vous-même assuré le poste de pointeur sur le film ?

DvD : Oui, c’est moi qui ai assisté Lennert sur le film. À première vue, tourner un film même sur plusieurs années dans votre propre ville, ça pouvait paraître plutôt cool. L’ensemble de l’équipe se déplaçant à vélo, et seul mon petit van caméra venant se garer à proximité chaque jour pour amener les caisses, et servir par la suite de base pour le deuxième assistant avec sa tente de chargement. Mais je dois vous avouer que ce tournage a vraiment été le plus physique et le plus éprouvant de toute ma carrière. Pour vous donner un ordre d’idée, j’ai parcouru l’équivalent de deux marathons (soit 44 km) cumulés sur ce film avec la caméra sur l’épaule. Même si on tournait parfois dans des lieux qu’on connaissait très bien, on devait être en permanence à l’affût de ce qui se passait autour de nous. Vous n’allez pas me croire, mais chaque jour des choses incroyables se passaient devant nous. Que ce soit au bout d’une heure ou de deux minutes... C’était un truc dingue et merveilleux. Cette relation au temps était à la fois splendide et épuisante.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)