"Les Burgers volants", une fiction interactive diffusée en direct

Par Pascale Marin, AFC

par Pascale Marin Contre-Champ AFC n°362


Les Burgers volants est une fiction réalisée par Camille Duvelleroy, produite par Fabien Giurgiu chez Fourmi Rouge et diffusée par Arte le 10 octobre 2024 sur les plateformes Twitch et YouTube. Elle a la particularité d’être tournée et jouée en direct et d’être interactive, c’est-à-dire de laisser les spectateurs choisir en temps réel la direction que va prendre l’histoire.

Concept
Les Burgers volants, c’est d’abord 421 pages de scénario en arborescence, un peu sur le modèle des "Livres dont vous êtes le héros", ces livres-jeux créés dans les années 1980 où le lecteur avançait dans le récit en fonction de ses propres choix. Dans Les Burgers volants, il y a 36 choix possibles qui s’articulent autour d’un début commun puis, en fonction des choix, le récit se sépare en trois branches qui débouchent sur six fins différentes.

Un fois modélisé sous Excel, cela ressemble à ça :

Arborescence de scénario "Les Burgers volants" - Document Pascale Marin
Arborescence de scénario "Les Burgers volants"
Document Pascale Marin

Rien n’est improvisé, à chaque fois qu’un des personnages de la fiction est confronté à un choix, un sondage est proposé aux spectateurs, ils votent et c’est la majorité qui l’emporte. Le choix majoritaire est transmis à l’acteur ou l’actrice qui enchaîne avec l’action choisie.

Pitch et casting
Un fast-food, le soir, avec deux employés, Lou et Malik. La vingtaine, ces amis de collège s’apprêtent à toucher leur rêve du bout des doigts : acheter un food truck, qu’ils baptiseront "Les burgers volants". Mais la soirée va dévoiler les limites de leur affection. Entre trahisons, révélations ou la fin d’une histoire d’amour, personne ne connaît à ce jour la suite de leur histoire, ni la réalisatrice ni les comédiens.

Les interprètes sont :
Lou : Ana Blagojević
Malik : Ike Zacsongo-Joseph
Boris, gérant du fast-food : Théo Navarro-Mussy
Ophélie, mère de Lou : Laetitia Vercken
Monique : Sophie Mounicot
Jerem : Matthieu Penchinat
Le client relou : Ponce.

Repérage et implantation des caméras
Camille m’a contactée pour cette aventure car elle connaît mon appétit pour les projets hors-normes et parce qu’elle ne veut pas que Les Burgers volants ressemblent à de la Télé Réalité, des caméras type caméras de surveillance accrochées au plafond qui filment les situations en plan large. Elle veut « que ça fasse cinéma ». On établit qu’on veut autant que possible être dans le regard des personnages et que des mouvements de caméra puissent les accompagner. Je prévois qu’il y aura un nombre conséquent de caméras, à la fois des caméras mobiles et des caméras PTZ (Pan Tilt Zoom) ou caméras tourelles.

Le décor retenu est Bliiida à Metz, un tiers-lieu disposant à la fois de tous nos sous-décors, un lieu de restauration avec cuisine, un bureau, un parking et un autobus-buvette qui deviendra aisément le food truck, il y a aussi tous les espaces nécessaires à la production, loges, bureaux ainsi qu’un atelier de fabrication bois qui nous sera très utile. (Bliiida - Metz)

Nous effectuons les repérages techniques les 29 et 30 août 2024, c’est l’occasion d’établir l’implantation de nos caméras en concertation avec Via Storia, notre prestataire pour le direct. (Via Storia)

Implantation des caméras "Les Burgers volants" - Document Pascale Marin
Implantation des caméras "Les Burgers volants"
Document Pascale Marin

Choix techniques et équipe image
Il y aura 13 caméras :
Deux Sony FX9 équipées de zooms motorisés Sony 28-135 mm, une au Steadicam (caméra S) et une portée à l’épaule (caméra P). Cela me permettra, en fonction des besoins, de solliciter l’une ou l’autre : accompagnement fluide ou panoramiques très réactifs.
11 caméras PTZ (caméras A à K) : 4 Sony FR7 équipées elles aussi avec les zooms motorisés Sony 28-135 mm et 7 Panasonic UE 150. Ces dernières sont un peu anciennes mais elles sont très compactes et dotées d’un capteur 1" et d’un zoom intégré x20 qui s’avèreront très utiles pour aller chercher parfois des plans serrés dans notre décor de snack tout en longueur.

La caméra au Steadicam aura une pointeuse, le cadreur de la caméra portée fera le point lui-même, chaque cadreur aura un machiniste attitré qui le suivra dans tous ses déplacements et l’aidera si besoin. Il faudra impérativement des tallies sur ces caméras afin que les cadreurs sachent quand ils sont à l’antenne et quand ils n’y sont pas.

Côté traitement colorimétrique de l’image nous aurons une LUT box (ou boîte à LUTs) par caméra. Nous disposerons également d’un RCP pour piloter le diaph et les réglages des caméras. C’est un système couramment utilisé lors des lives multicams de télévision et parfois sur les défilés de mode.

Esteban Perrin - Photo Pascale Marin
Esteban Perrin
Photo Pascale Marin

Pour la transmission du signal, les caméras PTZ seront câblées mais nos caméras mobiles doivent pouvoir bouger sans contraintes. Nous choisissons des HF de plateau CVW plutôt qu’un système HF broadcast, très onéreux et ne permettant pas de spliter le signal, le décor n’est pas si vaste et cela permettra à la pointeuse d’avoir un écran de retour sans multiplier les émetteurs.
Nous diffuserons en HD (prérequis de Twitch) et pour les FX9 et FR7, je fais le choix du Full Frame afin que les 28 mm des zooms nous donnent un angle de champ suffisamment large et pour réduire la profondeur de champ.

Au son il y aura autant de micros HF que de comédiens principaux et il faudra aussi qu’ils soient équipés d’oreillettes pour leur transmettre le résultat des votes des spectateurs.

Camille a insisté pour que la musique aussi soit jouée en live. Josy Basar en est le compositeur et interprète. Une performance dans la performance. Ses morceaux seront de vraies parenthèses musicales.

Opérateur Steadicam : Florian Bertellot
Cadreur caméra portée : Baudouin Rencurel
Cadreur caméras PTZ : Maël Schwebel
Pointeuse : Eléa de Celles
DIT : Esteban Perrin
Assistant vidéo : Béranger Postigo
Cheffe électricienne : Diarra Sourang
Electriciennes : Alexandra Fisher et Jordan Bouchex
Chef machiniste : Guilaume Colbeau-Justin
Machiniste : Emilien Marcelot.

Tests caméras préalables : Loca Images
Matériel caméra : Tigre.

Découpage
Il est nécessaire de tout découper en amont. Tout d’abord pour s’assurer que chaque scène soit suffisamment couverte afin que Camille ait une marge de manœuvre pour le montage qu’elle effectuera en direct. Ensuite parce qu’avec Camille, nous aimerions que les caméras S et P puissent tout filmer tout le temps, ce sont elles qui nous permettent proximité aux personnages et juste hauteur par rapport aux regards. Je m’attache donc à organiser leurs déplacements séquence par séquence afin qu’elles soient au centre du dispositif pour tous les moments les plus importants.

En septembre Camille et les acteurrices répètent pendant deux semaines à Montreuil, dans un lieu où ils construisent des modules en carton et tracent la position des murs avec du scotch pour se figurer un peu mieux le décor. J’assiste à plusieurs de ces répétitions, ça me permet de mieux appréhender quels seront les déplacements, et le rythme des répliques qui est celui de la comédie, très rapide.

Je formalise l’intégralité du découpage sur Shot Designer, 331 séquences.
Certaines séquences se répètent d’une branche de scénario à l’autre, mais comme ce qui précède et ce qui suit n’est pas identique, je dois m’assurer de la disponibilité des caméras mobiles dans chaque situation sans pouvoir faire un simple copier-coller. Comme l’écrit Camille, c’est titanesque.

Nous retournons sur le décor avant la semaine du direct afin de confronter ce découpage "de papier" à la réalité des lieux. Nous sommes accompagnées de trois doublures, je filme avec deux DSLR. Cela nous permet de nous assurer de la faisabilité des déplacements de caméra, de peaufiner la position des caméras PTZ. Je finalise le découpage à 23h la veille du pré-light.

Extraits du découpage "Les Burgers volants" - Documents Pascale Marin
Extraits du découpage "Les Burgers volants"
Documents Pascale Marin

Pré-light et répétitions
Lundi 07/10
Journée de pré-light et d’installation de toutes les caméras. Équipe caméra, équipe électro, équipe machinerie et équipe live se partagent les tâches. Il faut câbler tout ce qui se câble et vérifier que les HF fonctionnent dans toutes les positions des caméras mobiles.

Alexandra Fisher et Diarra Sourang
Alexandra Fisher et Diarra Sourang
Guillaume Colbeau-Justin et Elea de Celles - Photos Pascale Marin
Guillaume Colbeau-Justin et Elea de Celles
Photos Pascale Marin

Via Storia a décidé, à l’issue du repérage, qu’ils amèneraient directement leur car régie. Pendant le live, je serai à l’intérieur, le cadreur PTZ à côté de moi et je communiquerai par intercom avec toute mon équipe. Juste à côté du car régie, un autre camion avec à l’intérieur la console lumière et la roulante DIT. Sur le plateau les cadreurs et la pointeuse. Bizarre pour moi d’être si loin de la face.

Avec Camille nous changeons la position des caméras dans le bureau de Boris, c’est un sous-décor avec deux caméras PTZ, nous avions prévu initialement de les placer symétriquement par rapport au bureau mais cela ne met pas le décor suffisamment en valeur, nous rompons donc la symétrie.

Mardi 08/10
Baudouin Rencurel, le cadreur de la caméra portée, travaille essentiellement au théâtre, quand je lui ai parlé de cette toute première répétition où les techniciens et les acteurrices allaient pour la première fois devoir se partager l’espace, il m’a dit que l’on appelait cela un "monstre". Difficile d’imaginer un nom mieux adapté.

Et nous recommençons le soir dans les conditions du live mais sans les sondages aux spectateurs, nous avons choisi d’avance la branche du scénario que nous allions traverser.
Le rythme est ultra rapide, dans le décor du snack, cinq caméras peuvent jouer de façon concomitante, c’est beaucoup, j’ai l’impression d’avoir à peine le temps de juger l’image.
Je guide les cadreurs en m’efforçant d’offrir à Camille pour son montage des plans les plus variés possibles. Il arrive souvent que Maël, le cadreur des caméras PTZ, propose des valeurs de cadre trop similaires à celles des caméras mobiles. Camille monte de façon extrêmement dynamique, elle se cale sur les répliques, ce qui nous laisse très peu de temps pour changer de valeur de cadre ou de position.

Mercredi 09/10
Je visionne une partie de notre filage de la veille avec Camille, débriefing bien trop court mais très constructif. Ensuite je demande à Esteban Perrin, le DIT, et Diarra Sourang, la cheffe électricienne, leurs impressions, ils ont un regard moins immergé que le mien, c’est précieux.
Nous prenons la décision avec Esteban d’intervertir une UE150 avec une FR7 dans le décor principal du snack. Le traitement colorimétrique des UE150 n’est pas complètement satisfaisant et le raccord avec les FX9, qui restent nos caméras principales, se fera bien mieux avec la FR7. Nous ne regretterons pas ce choix. Les ampoules du lieu que nous avions conservées pour leur taille s’avèrent finalement trop vertes, Diarra les remplace par des ampoules Astera et rehausse les abat-jour pour ne pas perdre la vision directe sur les lampes.
Je demande aussi à Elea de Celles, l’assistante caméra, de revoir la position des récepteurs HF car nous avons eu une perte de qualité flagrante sur un des plans de la veille, elle installe donc un 4e récepteur.
Je prends aussi un temps avec Florian Berthellot, Baudouin Rencurel et Maël Schwebel, les cadreurs, pour repréciser quels moments pouvaient être améliorés et ceux qui fonctionnaient très bien et auxquels il ne fallait rien changer.

Baudouin Rencurel sous le parapluie d'Emilien Marcelot - Photo infininegatif
Baudouin Rencurel sous le parapluie d’Emilien Marcelot
Photo infininegatif

Nous répétons de nouveau l’après-midi et faisons un autre filage le soir, cette fois-ci dans les conditions du live avec des spectateurs "tests" qui votent. Nous savons quelle branche de scénario nous répétons (différente de la veille) mais nous ne connaissons pas les choix intermédiaires à l’avance. Ça se passe mieux, nous progressons. Mais c’est une branche très exigeante pour les cadreurs car il y a de longs enchaînements de séquences dans les mêmes décors, ce qui ne leur laisse aucun moment pour souffler. Je les sens fatigués et j’espère vivement que les spectateurs ne nous emmèneront pas vers cette version de l’histoire le lendemain soir.

Dernière répétition et live
Jeudi 10/10
Une dernière répétition avant le live, la 3e branche, mais pas dans son intégralité pour ne pas s’épuiser. Les jours précédents, notre répétition de l’après-midi était de jour et le filage était de nuit. Esteban modifiait donc les réglages des caméras entre l’après-midi et le soir. Pour ce dernier jour, nous décidons que la toute dernière répétition se fera avec les réglages du soir afin de ne pas dérégler ce qui fonctionnait bien la veille.

Poste de travail de la directrice de la photo - Photo Pascale Marin
Poste de travail de la directrice de la photo
Photo Pascale Marin

19h écran d’attente
19h10 pré-live où Ponce explique le principe du vote aux spectateurs

Florian Berthellot et Guillaume Colbeau-Justin - Photogramme pré-live "Les Burgers volants"
Florian Berthellot et Guillaume Colbeau-Justin
Photogramme pré-live "Les Burgers volants"

J’ai le trac comme jamais cela ne m’était arrivé avant un film.
19h30 précises, le livestream commence avec un plan au Stead qui pénètre dans le snack, 2 heures plus tard, le livestream se termine avec un plan au Stead qui dévoile tout le dispositif technique.

Josy Basar - Photogramme "Les Burgers volants"
Josy Basar
Photogramme "Les Burgers volants"
Ana Blagojević
Ana Blagojević
Ike Zacsongo-Joseph et Théo Navarro-Mussy
Ike Zacsongo-Joseph et Théo Navarro-Mussy
Laetitia Vercken et Ana Blagojević - Photogrammes "Les Burgers volants"
Laetitia Vercken et Ana Blagojević
Photogrammes "Les Burgers volants"

Entre les deux, les spectateurs ont choisi que "Lou ne volerait pas dans la caisse", nous étions quasi sûrs qu’ils auraient envie qu’elle vole. J’ai l’impression d’être dans le même état de fatigue qu’à la fin d’un tournage de long métrage. Nous avons réussi plein de choses qui n’avaient pas toujours marché lors des filages, le changement de couleur de la lumière du four, la bascule vers le rendu "caméra de surveillance".
Il est aussi arrivé ce que nous considérions comme des erreurs, par exemple qu’un cadreur apparaisse à l’image dans un switch un peu trop rapide de montage. Mais à ce moment-là, certains spectateurs ont compris que c’était vraiment du live et leurs commentaires étaient incroyablement enthousiastes.
D’une manière générale, le degré d’implication des spectateurs qui commentaient était extrêmement fort et le concept les a séduits au point qu’ils seraient prêts à retenter l’expérience de façon régulière.
Arte sur Twitch rassemble habituellement 800 à 900 viewers, il y en eu jusqu’à 8 000 pendant Les Burgers volants. Cela laisse entrevoir un avenir pour cette forme nouvelle et ludique au carrefour du cinéma, du théâtre et du jeu vidéo.

Captures de commentaires pendant le live des "Burgers volants"
Captures de commentaires pendant le live des "Burgers volants"