"Les drones s’infiltrent au cinéma, du bout de l’hélice"

Par Emmanuelle Jardonnet

La Lettre AFC n°245

Le Monde, 20 août 2014
En matière de prise de vues, tout engin volant, télécommandé et doté d’une caméra, tombe désormais sous l’appellation générique de " drone " : les " multirotors " (engins munis de plusieurs hélices) comme les mini-hélicoptères ou avions pilotés à distance.

Dans le domaine télévisuel, où ces machines légères ouvrent des perspectives spectaculaires sur les paysages ou les compétitions sportives, l’outil est fort prisé. Du côté du cinéma, en revanche, les drones se font encore très discrets.
De fait, aux Etats-Unis, filmer avec un drone est interdit depuis fin 2011. Pourtant, Hollywood est en demande : « C’est une priorité pour tous les grands studios », déclarait récemment la Motion Picture Association of America (MPAA), qui a coordonné, début juin, une pétition adressée à la Federal Aviation Administration afin de demander une dérogation pour le cinéma, tandis qu’une réglementation est attendue pour 2015.
La France, a contrario, a été l’un des premiers pays à se doter d’un cadre légal, en avril 2012. Pour les drones munis de caméras, l’arrêté, mis au point par la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), n’opère pas de distinction entre usage personnel et professionnel : dans les deux cas, les contraintes sont définies – le drone doit être piloté en vue directe et rester à une distance horizontale maximale de 100 mètres du pilote – et des autorisations préfectorales peuvent être requises en fonction des conditions de sécurité de la zone survolée.

Des pionniers en Belgique
Ces freins légaux limitent pour l’heure l’utilisation de drones équipés de caméras de cinéma. Certains opérateurs font cependant figure de pionniers en la matière, comme le français Birdy Fly ou la société belge Flying Cam, deux adeptes de la stabilité des mini-hélicoptères. Flying Cam, qui a un bureau près d’Hollywood, travaillait aux Etats-Unis avant l’interdiction. Depuis, elle ne fait plus de tournages sur le sol américain, mais continue à collaborer avec les studios pour des films tournés à l’étranger, notamment en Asie et en Europe (Transformers 4, Skyfall ou Schtroumpf 2).

Par ailleurs, le filmage par drone doit être cohérent avec le propos du film, ce qui en limite aussi l’utilisation. Dans Bird People, de Pascale Ferran (sorti en salles le 4 juin), un personnage prend soudainement la tangente, ou plutôt la verticale, en se muant en moineau. Pendant quelques secondes, ce regard métamorphosé est perçu de façon subjective, lors d’un vol au-dessus des voyageurs dans l’aéroport de Roissy, à l’aide d’un hélicoptère miniature. « Aucune grue ne pouvait réaliser cet envol rapide », précise Denis Freyd, d’Archipel 35, qui a produit le film. Mais, au-delà de la prouesse technique, « la prise de vues doit raconter quelque chose, sinon ce n’est qu’un morceau de bravoure », analyse le producteur.
Soufiane Adel, dont le documentaire Go Forth était présenté cette année au festival Cinéma du réel, à Beaubourg, ne dit pas autre chose. Le réalisateur enchevêtre, dans son film, histoire familiale et histoire collective, celle de la décolonisation, de l’immigration et des grands ensembles de banlieue – en l’occurrence ceux de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), dont il offre une vision inédite grâce à un drone. « C’était intéressant de détourner l’esthétique de la prise de vue par drone pour se l’approprier », explique-t-il. « Par opposition au point de vue figé des caméras embarquées, j’ai notamment gardé les plans de décollage et d’atterrissage entre deux scènes. »

Le drone permet un filmage au plus près, c’est d’ailleurs ce qui le différencie des hélicoptères conventionnels. Se pose aussi la question du coût, avec le risque d’utiliser des drones comme des hélicoptères " low cost ", pour de courtes scènes d’action, alors que les types de prises de vues sont surtout « complémentaires », affirme Frédéric Jacquemin de Birdy Fly. Les drones apportent également des contraintes de tournage particulières, car les caméras embarquées sont limitées en termes de batterie, ce qui implique un travail de story-boarding millimétré, voire en amont un casting pour choisir le duo pilote-cadreur professionnel.
Reste que l’utilisation d’un drone n’est pas toujours anodin, le terme étant associé à l’armée et à la guerre. Soufiane Adel, qui cite le passionnant Théorie du drone, de Grégoire Chamayou (La Fabrique éditions, 2013), revendique pour sa part cette connotation sécuritaire dans son film. Mais pour le réalisateur, si « cet outil de capture cinématographique est intéressant », c’est parce que « la fiction y est possible ». Pour les drones, il semble bien que l’horizon cinématographique soit chargé de promesses.

(Emmanuelle Jardonnet, " Arts et nouvelles technologies ", Le Monde, mercredi 20 août 2014)

En vignette de cet article, un drone présenté au Micro Salon 2014 sur le stand de Propulsion - Photo Lubomir Bakchev - AFC