"Lumière réfléchie"

Par Isabelle Regnier

La Lettre AFC n°240

Le Monde, 15 février 2014
Directrice de la photo, Caroline Champetier se distingue par une façon très identifiable d’éclairer la réalité, et spécialement les actrices. Une rétrospective lui est consacrée à la Cinémathèque française.

Penchées sur le jeu de l’oie qui constitue le motif central du Pont du Nord (1981), de Jacques Rivette, Bulle Ogier et sa fille Pascale : toutes deux sont filmées par William Lubtchansky, compagnon de route de Rivette, mais aussi de François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Lanzmann… La lumière est naturelle, les actrices pas maquillées, ou si peu. Bulle Ogier joue Marie Lafée, ancienne militante d’extrême gauche tout juste sortie de prison ; Pascale, un personnage romanesque du nom de Baptiste, qui arpente, blouson de cuir sur le dos, Mobylette entre les jambes, un Paris en friche. Tourné en équipe réduite, entièrement en extérieur, ce film a beau être né quinze ans après la fin de la Nouvelle Vague, il en porte l’empreinte. Sa Baptiste punk et lunaire à qui Bulle Ogier passe le flambeau aurait pu être la fille de Michel Poiccard, le voyou joli cœur qu’interprétait Jean-Paul Belmondo dans A bout de souffle (1960). A l’époque, Caroline Champetier, à qui la Cinémathèque française rend hommage jusqu’au 23 février, était l’assistante de Lubtchansky. Devenue une grande directrice de la photographie, elle a accompagné les héritiers de la Nouvelle Vague, tout en s’aventurant dans des régions nouvelles, et, surtout, en créant son propre style, bien identifiable.

Son ADN, c’est ce cinéma de la liberté, de la vitesse, de la souplesse, né avec les caméras 16 mm à l’aube des années 1960 et qu’incarnait encore Le Pont du Nord. Xavier Beauvois, qui a fait tous ses films avec elle depuis N’oublie pas que tu vas mourir (1995), vante d’ailleurs sa rapidité. « Avec elle, on peut changer d’idée et en deux secondes tout est réinstallé. J’ai vu pas mal de chefs op travailler et je ne comprends pas la quantité de matos qu’ils utilisent ! Elle fait la même chose qu’eux avec un drap posé par terre. »

« Faire avec, composer »
Caroline Champetier s’est tout de suite identifiée à Baptiste, cette créature androgyne « mi-fille, mi-animal » que jouait Pascale Ogier. Pionnière dans un milieu d’hommes, elle revendique l’influence de Nestor Almendros, le chef opérateur de Rohmer, qui se démarquait d’une tendance « très masculine », selon elle, à suréclairer, à rivaliser avec la lumière. Almendros, lui, cherchait à la comprendre. « Dans La Marquise d’O, en 1976, on voit qu’il a passé un mois entier avec Rohmer dans le château à analyser les variations de la lumière à toutes les heures de la journée, par tous les temps. Moi, j’arrive d’un cinéma de décors naturels, pas de studios. J’ai appris à faire avec, à composer. »

Composer, au début des années 1980, c’est d’abord composer avec la couleur. Tourner le dos au monde du noir et blanc dont venait Lubtchansky, explorer le potentiel d’une pellicule devenue plus douce, moins contrastée, d’optiques plus ouvertes qui modifient le rapport à la profondeur de champ. Composer, c’est interpréter la pensée d’un cinéaste, qu’il soit grand maître de la ligne, comme Godard, comme Garrel, qui utilisait des mètres de couturier pour établir ses plans, ou grand chorégraphe d’acteurs comme Jacques Doillon. C’est être capable de muter de l’argentique à la vidéo, de prendre acte du fait « qu’il ne s’agit plus de capter la lumière, mais de créer une matière », de résister au lissage de l’image vers lequel vous poussent les fabricants de matériel, les diffuseurs et les actrices elles-mêmes, qui furent toujours la grande passion de Caroline Champetier.

État de grâce
Rencontrée sur le tournage du Pont du Nord, retrouvée pour La Bande des quatre (1989), de Rivette, puis pour N’oublie pas que tu vas mourir, Bulle Ogier fut la première. « J’ai appris à la regarder. C’est avec elle, peut-être grâce à son charme, que j’ai compris la cinégénie. » Il y en eut beaucoup d’autres, parmi lesquelles Johanna ter Steege. Dans J’entends plus la guitare (1991), de Philippe Garrel, son visage est l’un des plus bouleversant de toute l’histoire du cinéma. Certes, Caroline Champetier n’est pas seule responsable de cet état de grâce. Il y a, comme elle le dit elle-même, la lumière de l’Italie, la grande fertilité artistique de Garrel à cette époque et le sujet du film, l’histoire d’amour fou du cinéaste avec la chanteuse Nico, qui venait de mourir. Mais c’est bien à ce rayonnement des visages que l’on reconnaît sa touche. Restituer la lumière telle qu’on la voit, en faisant oublier l’endroit d’où elle vient, donner le sentiment qu’elle naît à l’intérieur des actrices, des acteurs : tel est l’enjeu de son travail.

Biberonnée au lait de Godard, avec qui elle tourna Soigne ta droite en 1987, Puissance de la parole en 1988 puis Hélas pour moi en 1992, Caroline Champetier a absorbé son rapport au réel : se mettre en face des choses, les regarder, et couper dedans. « Cadrer, pas encadrer », comme résumait le cinéaste, c’est-à-dire « élire quelque chose – un visage, un paysage, une lumière – qui se donne au regard comme avec une transcendance ». Sur le fil du rasoir, elle traque le bon cadre. Xavier Beauvois, qui partage sa répugnance pour l’imagerie publicitaire, raconte comment, sur Des hommes et des dieux, ils résistaient « à la tentation de “faire image”, très forte avec des moines, l’épure du monastère, le blanc et le noir de l’habit… Il fallait éviter le joli. Et en même temps il n’était pas question de renoncer à faire de beaux plans ».

Tel un caméléon, Caroline Champetier se transforme sans se trahir. Si Holy Motors (2012), de Leos Carax, donne l’impression d’un grand bond vers l’artifice, elle n’a, soutient-elle, rien changé à sa démarche. Pas même pour la scène de motion capture où le personnage de Denis Lavant enregistrait une séquence pour un jeu vidéo : « Leos Carax voulait que l’on équipe les vêtements de diodes, mais cela rendait les acrobaties et les contorsions très difficiles. Avec Anaïs Romand, la costumière, nous avons proposé de coller des demi-circonférences fluorescentes sur les costumes, et de les éclairer à la lumière noire. Elles devenaient ainsi sources de lumière. »

(Isabelle Regnier, Le Monde "culture&idées", samedi 15 février 2014)