Festival de Cannes 2024

Marine Atlan revient sur sa mise en images du film d’Alexis Langlois, "Les Reines du drame"

Par Hélène de Roux

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2055 : le youtubeur Steevy Shady retrace pour ses followers la passion tourmentée entre Mimi Madamour, starlette née d’un télé-crochet type Nouvelle Star, et Billie, rockeuse punk qui se produit en club lesbien, du début des années 2000 à 2015, puis 2055. De l’ascension fulgurante à la disgrâce de l’une puis de l’autre, cette comédie musicale étincelante convoque les références pop clinquantes et mélange les époques et les régimes d’images de manière jouissive, pour peindre, sous ses dehors de parodie, une histoire d’amour des plus politiques. (HdR)

Votre rencontre avec Alexis Langlois ne date pas de ce film.

Marine Atlan : Iel était déjà en train d’écrire ce film quand on s’est rencontré pour son court métrage Les Démons de Dorothy. Très vite on a constaté qu’on partageait une cinéphilie et le plaisir du découpage et de la mise en scène. Ensuite on a fait deux clips ensemble, et Les Reines du drame, qui s’est tourné en cinq semaines l’été dernier.


C’est très court !

MA : Il a fallu réfléchir en fonction du budget et faire des choix radicaux, tels que le tournage presque intégralement en studio. C’était dans l’idée d’Alexis dès l’écriture, mais ça a aussi permis de tout resserrer. C’était à Bruxelles, dans une ancienne imprimerie que l’équipe déco a agencée en "boîte noire". Les cinq semaines, c’est aussi possible grâce à une belle collaboration entre l’équipe déco – Barnabé d’Hauteville et Anna le Moël en co-chef.fe déco, et l’équipe image.

L’aspect artificiel du studio fait partie intégrante de l’esthétique du film.

MA : Alexis fait confiance aux spectateur-rices : « Tout est faux, tout est pour le show », comme il est répété dans le film, mais ça n’empêche pas les émotions, et le studio participe de ça. Le paradoxe c’est que le seul passage tourné en extérieur soit le clip "officiel" de son premier tube, qui est le moment le plus fabriqué, dans les performances de Mimi/Louiza Aura. Pendant un temps on pensait encore faire les nuits en extérieur, mais au vu de l’économie du film, Alexis a impulsé la décision de finalement tout tourner en studio, dans une fausse rue.

Est-ce qu’Alexis accompagne son scénario de références visuelles dès le début de votre travail ?

MA : Iel a énormément d’images qui l’accompagne, forcément. Son écriture est aussi très imagée et baroque, notamment rythmiquement. Il y a une cohérence très claire entre son écriture et sa mise en scène. De manière informelle la préparation avait commencé il y a longtemps, et plus intensément trois mois avant le tournage, je dirais. On a commencé par faire le découpage dans l’ordre du film, toutes les deux. On s’amuse beaucoup à convoquer nos références communes, depuis le cinéma classique américain, en passant par l’âge d’or de la comédie musicale, jusqu’aux références culturelles populaires qu’on a toutes les deux en tant qu’enfants des années 1990. On a aussi des références communes au niveau affectif, avec lesquelles on a grandi, comme Buffy contre les vampires pour le court métrage. Ça nous aide à aller à l’essentiel.

Alexis Langlois et Marine Atlan - DR
Alexis Langlois et Marine Atlan
DR


Le film est tout le temps en train de faire référence et de commenter, le 3e degré est constant, c’est exaltant mais aussi un peu vertigineux.

MA : Le film est très dense, oui, comme l’étaient déjà les courts métrages d’Alexis, et on s’est demandé comment faire tenir ça sur deux heures, et ménager des moments plus calmes qui laissent la place aux émotions. Le dispositif en tient compte, et on sait à quels moments il faut déployer le plus de technicité dans la mise en scène, et quand on peut faire du champ contre-champ plus simple.

Les cinq chansons sont les moments où le filmage est le plus "spectaculaire", mais le look reste tout de même très homogène.

MA : Oui. Ce sont toujours les mêmes optiques et toujours la même caméra, à part pour la toute dernière chanson où on a multiplié les supports de filmage. On avait une RED Gemini, avec des TechnoZeiss fournis par TSF, un 135 mm Elite T1.3, et un zoom 25-250 mm Angénieux avec bloc anamorphique, que Guillaume Gry le premier assistant caméra, a modifié avec un accessoire fait maison pour donner un aspect œil de chat au bokeh, qui est très présent dans le film.
La vision qui détermine nos choix techniques, c’est de faire un "Technicolor des années 2000", c’est-à-dire à la fois de la modernité et cet imaginaire nostalgique. Le remake de West Side Story fait par Spielberg était en filigrane – même si on n’avait pas ses moyens, et si l’esthétique du film n’a rien à voir ! On a essayé d’avoir une continuité sur la saturation, voire l’effet que peut avoir une sursaturation en pellicule.

Avec des zones "solarisées" ?...

MA : Qui s’obtiennent par le choix d’optiques, de filtres (il y a constamment sur la caméra un ½ glimmer, un Pancro Mitchell B, de la vaseline en dose variable, et de temps en temps un streak) et de création des LUTs avec Pierre Mazoyer, avec qui j’étalonne tous mes films. On en avait beaucoup : c’est de l’expérimentation, parfois il faut réadapter… On en a utilisé 5 ou 6. Dans nos grandes références, en plus du Technicolor de Minelli ou Sirk, pour les parties dans le club c’est Meurtre d’un bookmaker chinois, de Cassavetes, pour le grain et la matière. De Palma a été une autre inspiration importante pour réfléchir aux ellipses, aux séquences qui s’entremêlent avec des fondus enchainés…

Et la demi-dioptrie !

MA : Oui, Alexis adore ça. Phantom of Paradise a été une référence importante. Et au milieu, il s’agissait d’insérer la télé des années 2000, les télécrochets. J’ai revu des épisodes de l’époque de la Nouvelle Star pour voir comment ils étaient éclairés. C’était intéressant de voir les ponts entre le cinéma classique et la télé, qui en a repris les codes comme le fondu enchaîné ou l’éclairage en trois points. Ces différents régimes d’image se répondaient assez facilement, même s’il y a une vraie différence de découpage. Dans le club la caméra avec son zoom est une spectatrice dans la salle qui va chercher des plans en même temps que le spectacle a lieu (avec Alexis qui me hurle des indications pendant les prises, la musique à fond), et on voit les projecteurs de scène dans le champ. Sur les plateaux télé, tout est plus contrôlé, avec des travellings très longs et chorégraphiés.

Pour la chanson "Damnée d’amour" on s’approche de Lynch, d’un cinéma plus expérimental, tandis que le clip de "Pas Touche" est un hommage à "Sometimes", de Britney Spears ! On s’amuse à mettre du cinéma là-dedans en reprenant les codes de la comédie musicale (avec un cadrage bas de face, une composition symétrique comme dans un film avec Gene Kelly), et en intégrant le récit qui continue en arrière-plan de la chanson. Je pense au plan-séquence de "Tu peux toucher", qui était techniquement le plus compliqué, sur le plateau de l’émission de télé située en 2015. Mimi danse, puis on panote vers des écrans LEDs devant lesquels on découvre les animatrices, la caméra recule et Mimi entre dans le champ.

… Et on comprend qu’elle était en train de chanter en live sur ce plateau télé.

MA : C’est complexe au cadre et à la lumière - en plus il faut envoyer l’image de Mimi sur les écrans LEDs, mais on n’a pas de 2e caméra pour le faire en direct, donc c’est en fait une prise qui a été tournée avant et avec laquelle il faut être synchro… Il faut convoquer l’imaginaire de la télé, sans les moyens de la télé : la décision d’acheter ces écrans LEDs a par exemple été mûrement réfléchie avec la déco. Avec ce plan-séquence, l’idée est de montrer à la fois la chanson du personnage, de raconter le côté touchant et pathétique de sa performance, et de porter un regard sur le dispositif, ce troisième degré.

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Quand on sait qu’on a quatre heures pour tourner ça, ça nous oblige à trouver tout de suite, on est animés par une grande foi dans le film, et Alexis a une énergie qui devient collective, sans ça on ne s’en sort pas. Iel dit qu’elle est chauffeuse de salle (rires !) : je dirais qu’elle nous transmet quelque chose de puissant qui nous rend capables de faire ça. La chorégraphie de ce plan a été réfléchie très tôt, dans cette boite noire. La majeure partie du temps ils étaient trois dans l’équipe électro…

Tu disais que vous avez installé un grill ?

MA : Oui, dans cette boite noire borniolée, dans laquelle on a filmé tous les plateaux télé. On a construit les chambres ailleurs, et on a utilisé les pièces à l’étage pour avoir des entrées de jour. Les extérieurs rues ont été faits dans une zone de l’imprimerie où il y a de la tuyauterie apparente. Dans la boîte noire on a énormément travaillé avec des PARs, en tungstène, sur pupitre. Il y en avait une vingtaine. A part ça on devait avoir 2 SkyPanels, un pont de 2 kW Fresnel et quelques SL1. Avec Manon Corone, la cheffe électro, on a décidé de travailler autant que possible sans LEDs. Privilégier le tungstène, c’était rattacher notre esthétique à une histoire des studios. Pour les chambres c’est assez classique, du HMI pour les entrées de jour, et du tungstène dedans, des Lucioles…

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Anaïs Lesage, 2e assistante caméra, Marine Atlan et Manon Corone, cheffe électricienne
DR


Pour "dégrader le signal" et lui donner toutes ces couches de temps, en quelque sorte, comment as-tu joué avec les supports d’enregistrement ? Tu as refilmé des plans sur écran de télé, par exemple ?

MA : On aurait voulu mais on n’a pas pu, donc ces effets ont été faits en postproduction (sur Da Vinci). On a fait quelque chose d’un peu surprenant avec la RED Gemini, pour laquelle Pierre avait créé des LUTs dont la saturation et le contraste provoquaient volontairement du bruit. Mon exposition était plutôt droite, ce sont les LUTs qui "abimaient" le signal. A l’étalonnage, Alexis, qui est daltonienne, n’a plus voulu du bruit coloré de la RED. On en a donc enlevé (plutôt que de partir d’autres LUTs, pour garder la saturation qui nous allait), et cette opération a amené cette matière qu’on a trouvée intéressante : il reste du bruit de la RED, plus du grain rajouté, plus ce de-noise. J’aurais pu proposer une image plus rugueuse.

Mais ça donne un à-plat sur les peaux qui marche bien avec le propos.

MA : La matière des peaux est importante. On a regardé les filtres "beauté" dans Snapchat pour voir ce que ça provoquait sur les visages, notamment pour la partie avec le YouTuber Steevy, joué à tous les âges par Bilal Hassani. C’est l’esthétique des années 2000, avec des peaux très lisses et qui irradient. Donc il fallait de la matière, mais pas n’importe où : il y en a plus dans les fonds que sur les visages. Les personnages veulent aller vers la lumière, vers le "spotlight", mais elle les abime.

Photogramme


On a travaillé avec des poursuites qui peuvent aveugler, "cramer", au point qu’on ne voit plus la personne mais juste son fantôme. Le filtrage, l’éclairage des amorces, les éléments de déco, tout ça a été choisi avec soin pour amener de l’éclat et des brillances. La vaseline modulait le tranchant des brillances. Nous voulions travailler le flamboyant jusque dans les larmes et la sueur. Le drame irradie jusqu’au bout.

Tu travailles à diaph constant ?

MA : Assez constant. Je fais beaucoup d’essais, au cours desquels je regarde à quel diaph j’aime les optiques, et j’essaie de ne pas trop déroger. Avec les fixes c’était T2.8 ½. On a insisté pour avoir ces optiques, qui représentaient un certain coût, aussi parce qu’Alexis adore les distorsions des courtes focales, goût qui vient autant de Brian De Palma que de YouTube. Avec le zoom, on part de T5.6, on passe à 8 voire 11avec le bloc anamorphique, plus l’œil de chat sur l’iris qui me fait passer à T16. Donc beaucoup de lumière ! Pour "ménager mes forces" j’ai pris un corps caméra moins cher, que je connais et que j’aime bien.

Qu’est-ce qui a guidé le plan de travail ?

MA : On a commencé le tournage par les scènes du club. Ensuite on a alterné entre la boîte noire pour les scènes de plateau télé et les autres lieux, pour laisser à la déco le temps de changer les décors. Anaïs Couette, la première assistante réalisation du film, a réussi à nous garder une certaine continuité et on a terminé par la fin, le concert en 2055, filmé avec la RED, mais aussi en Super 8, en Hi-8 (on a retrouvé une caméra et des cassettes) et à l’iPhone. Alexis disait que cette séquence finale est une créature de Frankenstein faite de toutes ces périodes dans le film, qui se déroule entre les années 2000 et un futur imaginaire, mais cite aussi les années 1950 et 1980. Il s’agissait d’être de tous les temps. Pour moi la séquence finale est émouvante, parce que c’est aussi la proposition politique du film, une utopie queer dans la fabrication, dès le plateau. La caméra se démultiplie pour cette dernière séquence, quand je donne un iPhone à Esther Bourcereau, la stagiaire caméra, Anaïs Lesage, la 2e assistante caméra cadre aussi… Il y a quatre cadreurs et cadreuses sur le plateau, et quatre regards différents.

Ce mélange des supports fonctionne très bien, on reconnait tout de suite les marqueurs visuels et les époques convoquées avec eux.

MA : Cette atemporalité est aussi une ambition du film, l’imaginaire convoqué est si vaste qu’on prend de la distance avec un discours sur notre époque contemporaine. Ce sont des citations qui puisent autant dans le cinéma que dans la culture populaire, et c’est aussi la force d’Alexis, qui transforme des choses qui ont pu être dénigrées pendant longtemps et les met à l’endroit du cinéma. C’est pour ça que son travail de cinéaste est en accord avec sa pensée politique. Et alors on ne peut qu’accompagner le film le mieux possible. Le tournage était à l’image de ça, joyeux et généreux.

(Entretien réalisé par Hélène de Roux pour l’AFC)