Noé Bach, AFC, revient sur le tournage de "Little Girl Blue", de Mona Achache

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC

Pour Little Girl Blue, la réalisatrice Mona Achache demande à Marion Cotillard d’incarner sa mère, Carole Achache, pour revisiter sa vie, la comprendre et renouer avec elle. Le film est riche de propositions visuelles, avec des intrications documentaires et fictionnelles. Noé Bach, AFC, nous révèle les coulisses d’un décor étonnant et ses choix pour filmer une proposition rare au cinéma. Le film est projeté en Séance spéciale au Festival de Cannes 2023. (BB)

À la mort de sa mère, Mona Achache découvre des milliers de photos, de lettres et d’enregistrements, mais ces secrets enfouis résistent à l’énigme de sa disparition. Alors par la puissance du cinéma et la grâce de l’incarnation, elle décide de la ressusciter pour rejouer sa vie et la comprendre.
Avec Marion Cotillard, Mona Achache, Pierre Aussedat.

Le dispositif filmique de Little Girl Blue est très particulier, pouvez-vous nous le décrire ?

Noé Bach : Little Girl Blue est un film hybride qui a été financé comme un documentaire, mais tourné en studio sur trois grosses semaines et seulement huit jours avec Marion Cotillard. Le matériau documentaire est composé de photos, d’archives, mais également et surtout d’entretiens captés via un dictaphone par la mère de Mona, Carole, avec différentes personnes de son entourage quand elle cherchait à écrire un livre autobiographique. Mona remet en scène ces entretiens, où Carole est incarnée par Marion, en gardant le son et les voix de l’entretien.

Marion Cotillard - © Les Films du Poisson
Marion Cotillard
© Les Films du Poisson


Mona Achache - © Les Films du Poisson
Mona Achache
© Les Films du Poisson


Au début du film, Mona met en scène ce dispositif avec Marion Cotillard, qui commence par la transformation de Marion en Carole Achache. Puis c’est la voix de Marion qui devient celle de la mère de Mona. Elle avait une oreillette dans laquelle était envoyé l’entretien qu’elle devait interpréter à la virgule près. C’est une sacrée performance ! Marion a trouvé le personnage avec cette conduite sonore très précise, et pour la réalisatrice, c’était un support de direction d’acteur assez incroyable.
Ce dispositif crée un registre très particulier au film et un parti pris auto-refléxif ; il y est dit constamment : « Je suis en train de mettre en scène ce film ». C’est une belle manière de s’ancrer dans un geste de fiction.

Pour les scènes de fiction, remises en scène, l’écoute de ces entretiens a été la base de mon travail ; pour moi aussi, une vraie "conduite". Entre la texture du son, ses accidents, le timbre et l’état de la voix de Carole et de celle de son interlocuteur, la distance du dictaphone aux voix, j’essayais de m’imaginer le moment de l’entretien, l’état dans lequel elle devait se trouver, la température de la pièce, la saison… Et donc, la lumière.

Noé Bach mesurant la lumière dans le décor du bureau - Photo Hélène Defline
Noé Bach mesurant la lumière dans le décor du bureau
Photo Hélène Defline


Les coulisses du décor sont révélées peu à peu puis complètement à la fin du film, pouvez-vous nous en dire plus ?

NB : Comme l’appartement de la mère de Mona n’existe plus, et qu’il y avait la contrainte du temps de tournage réduit, nous avons d’abord envisagé de tourner en vrai studio, puis nous nous sommes tournés vers un lieu plus hybride, un faux studio, où nous allions pouvoir incorporer notre histoire. Nous avons donc tourné dans les bureaux d’une usine désaffectée à Mulhouse. C’était un lieu très beau, du début du 20e siècle, avec des boiseries, des parquets et des séparations souvent vitrées entre les pièces. Tous les décors sont tournés dans ce lieu.

Marion Cotillard - © Les Films du Poisson
Marion Cotillard
© Les Films du Poisson


La pièce principale de ce plateau, autour de laquelle rayonnent tous les autres décors, est le bureau, où sont filmées une grande partie des scènes avec Marion, ainsi que Mona ouvrant des dizaines de caisses de photos, de documents, d’archives, une sorte d’antre qui devient peu à peu son musée personnel. Le film propose des allers-retours entre ces deux endroits qui sont le même, et la reconstitution des lieux où se sont passés les entretiens : une cuisine, un restaurant, un salon, un studio de radio… Nous ne filmions ces décors que dans un angle à 180°. À un moment le dispositif est révélé, mais je ne peux pas tout dévoiler !

Les quelques extérieurs sont aussi mis en scène dans une démarche très cinématographique.

NB : Mona avait en tête d’utiliser un procédé de projection sur un écran pour donner l’illusion de cet extérieur.

Photo Hélène Defline


On a donc tourné des plans au Steadicam dans les rues vides de Paris. Nous ne voulions pas avoir de marqueur d’époque précis, donc nous cherchions à éviter voitures et passants dans le champ, on a donc privilégié ces tournages au petit matin, entre chien et loup ou la nuit. Ces plans sont ensuite projetés sur un mur et Marion marche face caméra sur un tapis roulant avec la projection derrière elle.
Il fallait que le dispositif soit photoréaliste, d’autant que je trouvais que ça faisait énormément de bien d’avoir un peu d’extérieur avec ce personnage, même si le dispositif est révélé assez tôt dans le film.

Marion Cotillard incarne Carole Achache sur plusieurs décennies, racontez-nous votre travail autour de ces transformations physiques.

NB : Marion avait des prothèses plus ou moins fortes pour atteindre une similarité avec la mère de Mona et pour son vieillissement progressif. Le make up a été un gros dossier sur ce film ! C’est le studio Accurate Dreams (Daniel Weimer), accompagné par la maquilleuse Pamela Goldammer, une makeup artist qui venait du Canada (et qui a travaillé sur Game of Throne…), qui se sont chargés du maquillage. Ils passaient chaque matin entre deux et quatre heures sur le visage de Marion. Du coup, je devais faire la lumière avec une doublure et dès que Marion était prête il fallait tourner très vite, j’avais assez peu de temps de rectification. C’est vraiment un film sur le visage de Marion, nous avons fait énormément de gros plans et il fallait que les prothèses fonctionnent bien !
Les maquilleurses SFX demandent souvent une lumière assez neutre, sans ombre, un peu à la face afin d’estomper les raccords, les reliefs trop forts, etc. J’ai essayé de travailler avec cette contrainte en tête tout en faisant malgré tout la lumière qui me semblait juste par rapport aux différents entretiens. Je ne voulais pas d’une lumière sans direction !
Pour la lumière soir nous avions beaucoup de sources de jeu, de petites lampes de cette époque choisies avec la cheffe déco Héléna Cisterne et un peu d’ambiance que j’ajoutais par le haut.

Photo Hélène Defline


Vous êtes beaucoup axé sur les fenêtres avec un parti pris de ne jamais voir l’extérieur, pourquoi ?

NB : On a très tôt parlé avec Mona d’un contraste "photographique", quelque chose qui fasse écho à toutes ces photos de famille, prises en argentique pour la plupart. Du coup un rendu un peu contrasté avec des découvertes un peu surexposées s’y prêtait beaucoup.
Et cela avait également l’avantage de masquer les bâtiments industriels de Mulhouse que l’on apercevait par les fenêtres, nous ne voulions pas ancrer le décor dans cette géographie-là, on voulait quelque chose de plus abstrait.

Alors vous êtes presque toujours à contre-jour, pour une lumière très naturelle…

NB : Mona aime être à contre-jour car c’est moins plat, la lumière est plus sculptée. J’ai un peu rattrapé à la face avec des polys ou un SL1, parfois un drap blanc posé au sol. Heureusement que le bureau de Marion était plein nord, je n’avais donc pas de soleil entrant.
Mais nous tournions souvent sans lumière additionnelle car avec ces grandes fenêtres j’avais de belles entrées de la lumière très douce de l’hiver. Bon, à Mulhouse en hiver à 16h, il fait nuit ! Et là, ça se compliquait !

Tout cet espace désaffecté se trouvait au 1er étage et comme tout était très haut de plafond, nous avons créé un système pour travailler la lumière presque comme si nous étions en studio. On a fait des trous dans le plancher entre l’étage du dessus et notre étage pour installer des pancakes, dans lesquels on avait caché des Astera pour créer plein de petites lanternes. L’un des électros - il n’y en avait que deux d’ailleurs ! - accédait à l’étage au-dessus et, suivant la valeur de plan, montait ou descendait notre installation avec une poulie. C‘était un système très rapide, on pouvait même rectifier la hauteur si jamais on faisait un changement de valeur pendant le plan.

Comment avez-vous discuté avec Mona Achache de la question du point de vue avec ces choix de reflets et de bascule de point ?

NB : C’est venu naturellement, à la fois parce que le studio que nous avons choisi était partiellement vitré et que ces parois en vieux verres permettaient des jeux formels avec des reflets. Nous avons également travaillé avec la cheffe déco Héléna pour fournir en matières réfléchissantes les décors reconstruits (miroirs, vitres, métal, etc). Tout ça devait probablement être un peu infusé par les films de référence que nous avions regardés ensemble avec la réalisatrice (Barbara, d’Amalric et Vincere, de Bellochio notamment).

Quels outils avez-vous utilisés pour filmer toutes ces propositions visuelles très différentes, celles dont nous venons de parler mais aussi les archives, les milliers de photos ?

NB : Comme nous avions très peu de temps avec Marion, nous avons tourné à deux caméras toutes les scènes où elle était présente. J’ai choisi une camera Alexa Mini et une série Zeiss GO et un zoom 28-76 mm Angénieux pour la caméra B car le cadreur, Florian Berthellot, devait gérer la caméra sans assistant. Et ça matche assez bien. J’ai utilisé la caméra à 1 600 ISO car j’aime bien le grain naturel de l’Alexa. J’en profite pour dire un grand merci à RVZ pour son soutien sur le film.

En ce qui concerne les archives, les photos, Mona avait fait toute une installation de photos au mur, comme lors d’une enquête, et en même temps cette installation tenait un peu de la scénographie d’exposition. On a filmé ces photos de nombreuses manières différentes, à l’épaule ou en travelling, avec des vibrations, ce qui casse grandement le côté "banc titre" un peu rébarbatif qu’il peut y avoir dès qu’on filme des images d’archives. J’ai pris énormément de plaisir à filmer ces images, à chercher des compositions dans les compositions, du mouvement dans ces photos.

Photo Hélène Defline


Pour conclure, que diriez-vous de cette première expérience avec Mona Achache ?

NB : C’est vraiment agréable de travailler avec Mona, qui a des idées visuelles et de mise en scène très précises. Les différents dispositifs du film accompagnent très bien le propos autour de l’obsession, de cette femme enfermée dans cette impression de passer à côté de sa vie. La mise en scène tourne en rond aussi en passant d’un décor à un autre de manière obsessionnelle. Et pour un chef opérateur, c’est très stimulant de collaborer à ce genre de film très inventif visuellement.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)