"Olivier Py : « La situation est bien plus grave qu’en 2003 »"

Entretien accordé à Brigitte Salino

La Lettre AFC n°244

Le Monde, 14 juin 2014
Vendredi 13 juin, à 17 heures, Olivier Py est arrivé au rendez-vous les traits tirés. Le directeur du Festival d’Avignon sortait du ministère de la culture et de la communication, où il avait rencontré la ministre Aurélie Filippetti, en compagnie de Bernard Foccroulle, le directeur du festival d’Aix-en-Provence. Il s’apprêtait à repartir pour Avignon, où la situation se tend de jour en jour. Il a pris un café, et n’a pas mâché ses mots.

Cette rencontre, était-ce à votre demande ou à celle de la ministre ?

A la sienne. Nous sommes régulièrement en contact, mais ce rendez-vous était lié à l’urgence de la situation. Avait-elle un message particulier à faire passer ? Non, je crois qu’elle tenait d’abord à nous écouter. Nous lui avons confirmé que la détermination des intermittents à la grève est totale. Nous avons réaffirmé que, à ce jour, il n’y a aucune autre possibilité, pour sauver les festivals, que le non-agrément de l’accord du 22 mars. Et nous lui avons dit que si les festivals d’Avignon et d’Aix-en-Provence devaient être annulés en 2014, ceux de 2015 et 2016 seraient mis en péril. Et par là, les festivals mêmes en tant qu’institutions.

Pourquoi ?

Parce que la situation n’est pas du tout la même qu’en 2003. Elle est bien plus grave. En 2003, le festival d’Avignon avait une assurance qui le protégeait en cas de grève. Elle n’existe plus. Par ailleurs, Bernard Faivre d’Arcier, qui dirigeait le festival, avait vérifié, avant de déclarer l’annulation, que les collectivités locales et l’Etat pouvaient rembourser le déficit. Nous, nous avons la confirmation du contraire. L’addition s’élèverait à quatre ou cinq millions d’euros. Nous mettrions plusieurs années à remonter la pente. Bernard Foccroulle est exactement dans la même situation.

« Nous sommes tous sur un bateau qui coule »

Que vous a répondu la ministre ?

Je suis convaincu qu’elle a toujours pensé que l’accord n’était pas bon, mais elle ne peut pas le dire comme ça. La question, c’est sa marge de manœuvre. Elle attend de Jean-Patrick Gille qu’il fasse non pas une médiation, mais des propositions qui remettraient en cause la signature de l’accord du 22 mars, dont le ministère de la culture n’est pas responsable. Jusqu’à la veille de la signature, Aurélie Filippetti avait travaillé avec des commissions à cet accord, de façon à le rendre acceptable. Dans la nuit, tout s’est effondré, à cause de propositions comme celles du différé, qui sont venues du syndicat Force ouvrière.

Aujourd’hui, il n’y a absolument pas d’autre solution, pour le gouvernement, que d’affirmer qu’il n’y aura pas de signature, quelles que soient les difficultés que cela suscite. Il ne faut pas oublier que préserver l’intermittence, c’est une promesse de la gauche. Si cette promesse n’est pas tenue, la gauche ne s’en remettra pas plus que le festival d’Avignon. Nous sommes tous sur un bateau qui coule.

Si l’accord est signé, le 28 juin, que se passera-t-il ?

Il y aura une grève générale au festival, et elle sera reconduite tous les jours. La détermination est unanime, et inébranlable.

Que ferez-vous ?

Je n’ai pas de pouvoir sur la grève, qui est un droit inaliénable. Mais j’ai peur qu’au-delà de la grève, il y ait de la violence, tant il y a de colère et de désespoir. Je verrai combien de temps on pourra tenir, avant de prendre la décision d’annuler, s’il le faut.

« La légitimité d’un lever de rideau est supérieure à toutes les autres »

En 2003, vous n’étiez pas favorable à la grève. Avez-vous changé de position ?

Pas du tout. Je ne suis pas allé à Avignon, en 2003. C’est le seul festival que je n’ai pas fait. On m’a demandé de descendre, dans les deux camps, si j’ose dire : pour convaincre d’arrêter la grève, et pour convaincre à la poursuivre. Je ne voulais et ne pouvais faire ni l’un ni l’autre. Là, je ne parle plus en tant que directeur du festival, mais en tant qu’homme. Personnellement, je ne pourrai jamais arrêter un spectacle. La question s’est posée, très violemment, en 1995, pendant les massacres de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine. Je me suis demandé s’il fallait annuler les spectacles, pour témoigner. Je ne l’ai pas fait. Pour moi, la légitimité d’un lever de rideau est supérieure à toutes les autres, mêmes les plus tragiques.

Ce n’est pas un point de vue politique, mais philosophique, dont je veux bien qu’on débatte. Et, encore une fois, c’est un avis personnel. Je n’accuse personne de faire grève. Au contraire. J’ai une certaine admiration pour ceux qui font grève. Mais je ne peux pas utiliser l’annulation d’un spectacle comme arme : cela va contre le sens de ma vie, et le sens de ma vie, c’est l’art. Jean Vilar a été dans la même situation, même si le contexte était totalement différent. En 1968, on lui a demandé d’annuler le festival. Il a dit : non, on joue.

Comment concilier cette position personnelle et la nécessité d’agir dans un collectif ?

Comme je l’ai toujours fait : manifestations, prise de paroles, interventions… Il y a de nombreuses façons de mener des actions en collectif. Aujourd’hui, il faut se battre contre l’accord, et aussi convaincre les Français qu’ils se trompent quand ils pensent que les intermittents sont des privilégiés, des nantis. Leur dire qu’ils se laissent enfumer quand on leur raconte que le déficit de l’Unedic est dû à des intermittents, dont les salaires sont souvent très bas, et qui représentent vraiment un prolétariat de la culture. Le déficit de l’Unedic est dû à la montée du chômage, tout simplement.

Vous avez demandé un rendez-vous à Manuel Valls, le premier ministre. Avez-vous une date ?

Non, pas encore. Mais nous sommes en contact avec ses services, et j’ai eu Manuel Valls au téléphone. J’ai essayé de lui faire entendre qu’il n’y avait aucune autre solution que le non-agrément de l’accord, et que, sinon, ce serait une catastrophe symbolique.

Vous a-t-il entendu ?

Comment savoir ? Je l’espère. En tout cas, je l’ai trouvé tout à fait conscient de la gravité de la situation.

(Propos recueillis par Brigitte Salino, Le Monde, samedi 14 juin 2014)