Patrick Blossier, AFC, revient sur ses choix pour tourner "Indomptables", de Thomas Ngijol

Par Brigitte Barbier pour l’AFC

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La société de production Why Not, grande fidèle des films d’auteurs et révélatrice de nombreux réalisateurs français (Arnaud Desplechin, Xavier Beauvois, Jacques Audiard, Bruno Podalydès, entre autres) s’est lancée dans la production de films à petit budget (1 million d’euros) avec la contrainte de quatre semaines de tournage seulement mais ayant l’avantage de ne pas attendre de financement pour lancer la fabrication. C’est dans ce contexte que le film du comédien Thomas Ngijol, Indomptables, s’est tourné et c’est au directeur de la photographie Patrick Blossier, AFC, que les producteurs ont proposé d’embarquer sur ce tournage au Cameroun. L’expérience du chef opérateur depuis 1985 n’étant plus à prouver, ce dernier se lance dans ce défi pour accompagner le réalisateur à Yaoundé et tourner Indomptables, sélectionné à la Quinzaine des Cinéastes de l’édition 2025 du festival de Cannes. (BB)

À Yaoundé, le commissaire Billong enquête sur le meurtre d’un officier de police. Dans la rue comme au sein de sa famille, il peine à maintenir l’ordre. Homme de principe et de tradition, il approche du point de rupture.

Le commissaire Billong est interprété par Tomas Ngijol, humoriste connu pour avoir animé une rubrique quotidienne dans le Grand Journal de Canal+ et devenu l’un des comiques préférés des Français. Indomptables est une adaptation d’un documentaire tourné en 1995, Un crime à Abidjan, réalisé par le documentariste Mosco Lévi Boucault.

Thomas Ndgijol, left, and Patrick Blossier, behind the camera
Thomas Ndgijol, left, and Patrick Blossier, behind the camera


Patrick Blossier revient sur la genèse du film :
« Thomas Ngijol a vu ce documentaire à sa sortie en 1999, il avait à peine 20 ans et n’était pas encore comédien. Il avait été impressionné par ce film qui se passe en Côte d’Ivoire et l’avait gardé dans sa tête pour, un jour, en faire quelque chose. A contrario du documentaire qui n’est qu’une intrigue policière, Thomas a voulu aborder un deuxième sujet : la vie familiale du commissaire et ses difficultés à être père. Cette partie est très autobiographique. Cela donne une épaisseur supplémentaire au film et résonne avec la difficulté du commissaire à exercer son autorité. »
Le film ressemble parfois à un documentaire tout en gardant une mise en scène fictionnelle et un personnage fort de tous les plans. Le tournage s’est préparé et tourné très vite. Patrick parle d’une semaine de préparation sur place : « Et c’était bien comme ça car je ne voulais pas trop préparer, pas trop anticiper pour garder l’esprit documentaire. Je connaissais bien le film de Mosco et ma préparation a surtout consisté à m’en imprégner. »
On sent une caméra qui accompagne toujours le personnage, jamais chahutée, doucement complice, le directeur de la photographie nous explique la configuration technique du tournage : « Avec Thomas on a décidé assez vite de garder le look du film de Mosco et de tourner Indomptables comme un documentaire. Il se trouve que cette année j’ai été amené à tourner deux documentaires. Le premier sur le tournage du dernier film de Costa Gavras, Le Dernier souffle, éclairé par Nathalie Durand, AFC, le deuxième en Ukraine réalisé par Emmanuel Carrère, Des trains en guerre. Cela faisait des lustres que je n‘avais pas tourné de documentaire seul, à l’image et au son. Ma dernière expérience était en pellicule avec mon Aaton au siècle dernier ! J’avais envie de retrouver les mêmes sensations qu’avec l’Aaton, géniale caméra du génial Jean-Pierre Beauviala. Je ne conçois pas de filmer en regardant un écran, mon œil droit doit être collé à un viseur et la caméra posée sur mon épaule. Je me suis dirigé vers la Sony FX6 que j’ai personnalisée. L’étalonneur Jacky Lefresne, avec lequel je collabore depuis que je tourne en numérique, a travaillé sur un choix de LUT et j’ai été très satisfait du résultat. Quand on a envisagé de faire le film de Thomas entièrement à l’épaule, j’ai tout de suite pensé à la FX6. J’ai 75 ans et je ne suis plus capable de porter une caméra classique toute la journée… J’ai demandé à mon assistante Marion Peyrollaz de travailler sur une configuration "tournage fiction" autour de la FX6. Samuel Renollet, chez RVZ, nous a dirigés vers une série Olympus. Malgré toute l’accessoirisation nécessaire aux assistants, la caméra reste légère et agréable à porter. »

Marion Peyrollaz focusing and Abdelkarim Tanga on diaphragm
Marion Peyrollaz focusing and Abdelkarim Tanga on diaphragm


Certains plans de nuit ont un contraste soigné, notamment celui de l’autoroute avec les voitures qui roulent au premier plan et les lumières de la ville en arrière-plan. Comment gérer l’image quand on a peu de moyens ? Patrick se souvient : « Compte tenu du budget et du temps de tournage, je savais que je ne pourrais pas éclairer. Les deux sensibilités de base de la caméra sont 800 et 12 800 ISO. Je pensais que c’était une folie de tourner à 12 800 ISO ! Avant de partir au Cameroun, j’ai fait des essais dans ma rue qui est très mal éclairée avec un figurant à la peau noire. J’étais à 5,6 ! J’ai projeté ces essais sur un grand écran et j’ai trouvé le résultat incroyable. Il y avait une petite fragilité de l’image qui me faisait penser au Super 16 et qui me plaisait bien. On a donc tourné toutes les nuits à 12 800 ISO, en restant vigilant sur les hautes lumières qui explosent rapidement à cette sensibilité. »

On ne peut pas imaginer que le film ait été tourné sans lumière (ou presque), tant pour les effets nuit - comme pour cette scène de torture au milieu de nulle part -, que pour les deux décors principaux, le commissariat et la maison familiale.
« Pour cette scène de torture, je voulais apercevoir les lumières de la ville en arrière-plan donc être en très basse lumière. J’ai juste utilisé les phares des voitures. J’avais en plus un phare sur batterie que je pouvais mettre n’importe où, je le posais par terre hors champ pour rattraper un peu les visages et ne pas être trop radical. Nous n’avions pas le temps ni les moyens d’éclairer les décors comme le commissariat ou l’hôpital, mais j’ai aimé cette contrainte qui me mettait dans les conditions du tournage d’un documentaire. »
Au début du film, il y a une extinction de lumière due à une coupure de courant comme il y en a beaucoup dans les villes africaines.
« Nous avons installé une simple lampe quartz de 500 W sur un poteau électrique pour simuler l’extinction de lumière. C’est juste cette lampe qui s’éteint, et ensuite les gens sortent leur iPhone, leur lampe à pétrole… J’ai d’ailleurs utilisé pour les lampes à pétrole des LEDs de Soft Lights. Ce sont des LEDs installées dans des lampes à pétrole, le battement de la flamme et la puissance sont entièrement gérés depuis un téléphone. Il y a des scènes que je n’ai éclairées qu’avec ces lampes, notamment la salle de musculation en plein air. »
C’est une Afrique sans complaisance qu’Indomptables décrit, avec un sentiment d’impuissance incarné par ce commissaire.
« Le seul point sur lequel Thomas a insisté avant le tournage, c’est qu’il ne voulait pas faire un film "sénégalais"… Je me suis interrogé… Puis j’ai compris ce qu’il voulait dire. C’est vrai que dans la plupart des films tournés en Afrique, il y a souvent de beaux paysages et de majestueux baobabs ! Dans le choix des décors Thomas a tourné le dos à cette imagerie édulcorée de l’Afrique. On a tourné dans les vrais quartiers chauds de Yaoundé même si c’est compliqué d’être là en tournage avec cette violence latente. Le film brosse un portrait de l’Afrique sans indulgence avec ce thème de la violence, celle pratiquée par la police et que le commissaire ramène à la maison. »

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Patrick Blossier and Marion Peyrollaz
Patrick Blossier and Marion Peyrollaz