Festival de Cannes 2024

Paul Guilhaume, AFC, revient sur les défis techniques du tournage de "Emilia Pérez", de Jacques Audiard

"Les passantes ", par François Reumont

[ English ] [ français ]


Réussir en un film à mêler le drame familial, le thriller de narcotrafiquants, et la comédie musicale qui s’achève sur un air de Georges Brassens n’est pas forcément chose la plus aisée. C’est le défi inouï que s’est lancé Jacques Audiard avec Emilia Perez, l’ovni de la 77e sélection cannoise, et depuis ses 12 minutes d’ovation dans le Grand Théâtre Lumière, un des plus sérieux prétendants à la Palme d’or. Paul Guilhaume, AFC, déjà présent pour Les Olympiades, son dernier film en date vient nous raconter les coulisses de ce projet hors norme qui a nécessité près de trois années de préparation avant de voir le jour. Il évoque entre autres la recréation du Mexique en studio à Paris, et le travail sur le rythme qui a influencé sa mise en image du film. (FR)

Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.

Comment aborder un tel projet en tant que directeur de la photo ?

Paul Guilhaume : Quand j’ai lu le scénario pour la première fois, ce n’était pas encore vraiment une comédie musicale. À l’époque, Jacques se posait encore beaucoup de questions sur l’aspect final du projet... Il hésitait, par exemple, entre un opéra filmé ou un film qui aurait une dimension musicale... Mais sans savoir encore laquelle précisément. Et puis c’est un projet qui devait se faire au départ entièrement au Mexique, en décors naturels, la solution la plus logique quand on lit le script. Et petit à petit quelque chose s’est dessiné, au fur et à mesure de nos repérages (on est partis quand même quatre fois au Mexique !), Jacques procédant beaucoup par élimination au fur et à mesure de cette phase de préparation. Un jour, il nous a finalement annoncé que le film ne se tournerait pas là-bas et qu’on allait partir sur quelque chose de beaucoup plus proche de l’opéra, en studio. Seules quelques images documentaires tournées sur place ancreraient le film dans la réalité. En tout il y a eu 45 jours de travail en studio à Paris, impliquant des centaines de techniciens et 10 jours ensuite à Mexico (où nous avons tourné en configuration presque documentaire).

Paul Guilhaume à la caméra - Photo Shanna Besson
Paul Guilhaume à la caméra
Photo Shanna Besson


Comment avez-vous donc trouvé la forme ?

PG : Fabriquer ce film était travail d’équilibriste. Ne pas aller trop loin dans le burlesque, rester dans le drame, sans pourtant être trop sérieux… La recette s’est trouvée par tâtonnements, par efforts collectifs d’imagination. À un moment de la préparation nous envisagions de tout filmer sur fond noir en ne construisant du décor que l’espace où se tiendraient les comédiens : un "Dogville" dont les avant-plans seraient hyper-réalistes. Pour une rue de Mexico, nous n’aurions fait exister que le goudron, et les craquelures dedans, et comme à l’opéra, les arrière-plans auraient disparu dans un noir de théâtre... Puis nous avons testé cette option en studio avec la caméra, de la lumière, des acteurs mais ça été une vraie déception. Le résultat était sec, ça ressemblait à une captation. C’est la première fois de ma carrière que des essais très concrets comme ceux-là remettent complètement en question la piste esthétique envisagée. Même en jouant avec des projecteurs pour renforcer cette brillance, la lumière ne s’accrochait tout simplement à rien, et venait mourir par terre sans avoir rencontré quoi que ce soit sur son chemin... Nous avons alors compris que nous voulions un film coloré, brillant. Et finalement, on a décidé de reconstruire les décors dans une sorte de réalisme onirique. C’est dans cette direction que nous ont emmenés Emmanuelle Duplay, cheffe décoratrice, la directrice artistique Virginie Montel et le superviseur VFX Cédric Fayolle. On a donc tourné dans des décors construits avec des extensions en 3D. Le film comporte 500 plans truqués : extensions de décors, fonds bleu, full 3D, etc.

Photo Shanna Besson


Tourner autant de scènes très différentes toutes en studio, avez-vous changé vos méthodes de travail ?

PG : Ce qui est certain, c’est que je me suis retrouvé vraiment dans une situation où il faut pouvoir s’appuyer sur le talent des autres. Ce n’était vraiment pas le style de film où on peut plus ou moins tout contrôler ! Sur les conseils de Nicolas Loir, AFC, j’ai fait appel à Thomas Garreau, gaffer, qui a notamment impliqué la société Alien, le studio pour les prévisualisations lumière. Nous avons pu importer les modèles 3D de certains décors dans un logiciel d’éclairage "Depence 3" et observer les différentes options de conception lumière. Par exemple, pour le décor du tribunal, dont deux murs seulement étaient construits (les fonds noirs n’ont pas totalement disparu du film). Ici l’idée était de ne pas construire de plafond, mais de le faire exister par la lumière, en créant forme géométrique de plafonniers LED. Le travail sur logiciel nous a donné immédiatement une idée du look final, du nombre de projecteurs, de la taille des ponts lumière, et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. "Depence 3" est très puissant et la prévisualisation est proche du résultat final.

Prévisualisation 3D - © Alien, le studio
Prévisualisation 3D
© Alien, le studio


Photo Shanna Besson


Comment Jacques Audiard a-t-il fonctionné sur ce film ?

PG : C’est quelqu’un qui pour chaque séquence essaie de trouver une image forte, celle qui restera dans le souvenir du spectateur. La question posée au chef opérateur est toujours : comment entre-t-on dans la séquence, quelle image unique en retenons-nous, comment sortons nous de la séquence ?
Cette approche lui donne, je crois, une grande force formelle, que ce soit à l’image ou au son, car il applique cette règle à tout. C’est aussi un moyen pour lui de toujours proposer une idée forte sans pour autant figer les choses dans un découpage rigide, de laisser une certaine place aux accidents et à l’improvisation. Jacques a adopté avec beaucoup d’enthousiasme les possibilités offertes par la console d’éclairage Grandma2 d’Alien, le studio. Quand il a compris qu’on avait la possibilité de faire évoluer la lumière en cours de prise et que ça pourrait se faire sur tous les décors, il l’a intégrée dans son mode de travail. Dans cette optique de lumière toujours changeante, Thomas Garreau n’a utilisé que des sources tungstène pour les soleils (les voutes célestes étaient en LED) : l’intensité de lumière pouvait toujours varier en cours de plan… Passer d’une lumière réaliste à une douche de lumière blanche sur une réplique donnée. Plus généralement, on a fini par passer notre temps à programmer des variations de lumière presque sur chaque scène, et à utiliser ses mouvements pour rythmer le récit.

Oui, on pense par exemple à ce lever de soleil dans la cuisine d’Emilia dans la deuxième partie du film...

PG : Dans cette séquence, l’idée initiale de Jacques était de faire lever le soleil en accéléré, mais de voir évoluer les comédiens à vitesse normale. On a utilisé un soleil (un 10 kW tungstène) sur une grue, associé à un travail énorme et invisible des effets spéciaux pour incruster une découverte sur les téléphériques de Mexico que nous tournerions plus tard là-bas. Cet endroit était la reproduction à Bry-sur-Marne d’un des décors naturels trouvé au Mexique lors de nos repérages...
Ce moment du film, chez les scénaristes américains, c’est une scène qui marquerait la fin du deuxième acte. Un moment où rien ne peut aller mieux, donc ça ne peut aller que plus mal.
C’est d’ailleurs la dernière scène de pur bonheur pour le personnage d’Emilia, avant que l’ombre n’arrive et ré-engloutisse l’histoire dans la nuit. Cette transition est symétrique avec celle qui s’opère à la fin du premier acte du film, toute la première partie de l’histoire se passe de nuit, le jour ne se lève qu’à la transition d’Emilia.

Photo Shanna Besson


Comment avez-vous organisé les choses ? Avez-vous débuté par des séquences plus simples ?

PG : Le tournage s’est surtout organisé en fonction des contraintes techniques. Les grands studios sont très demandés en France. Le décor d’ouverture du film, une rue et un marché de Mexico, a été fabriqué sur un plateau de 2 000 m² avec beaucoup d’arrière-plans fond bleu. Ce qui veut dire à chaque fois une dizaine de mètres par fond bleu de perdu sur la surface totale. Comme ce plateau de la Montjoie n’était libre que pour le début du tournage, il fallu attaquer par la scène de la plaidoirie dans la rue, une des plus compliquées de tout le film à mettre en œuvre. C’était audacieux, mais nous n’avions tout simplement pas le choix. On y filme la danse dans une chorégraphie d’échoppes de marchés mobiles, toutes pourvues de lampes de jeu (celles des vrais marchés mexicains, des tubes fluos, des lampes tortillon à économie d’énergie) et indépendamment contrôlées à la console pour, encore une fois, faire varier la lumière en synchronisme avec les mouvements.

Et la séquence à Bangkok, elle marque vraiment le spectateur par son côté comédie musicale affirmé pour la première fois dans le récit...

PG : Cette la scène qui correspond le plus à ce qu’on peut s’imaginer des codes classiques de la comédie musicale. Un décor blanc, un morceau en majeur, et des chorégraphies enlevées et un top shot à la Busby Berkeley... Mais c’est finalement un tableau qui reste à la marge du film. Beaucoup de scènes sont sombres, et le projet était d’utiliser la danse et le chant pour que le récit continue de s’y développer. C’est le cas dans le morceau "Papa", où on touche directement à l’intimité des personnages, et s’y joue l’enjeu du deuxième acte : « La première identité d’Émilia Perez va-t-elle finir par être dévoilée ? ».

Et le rythme..., c’est capital pour un film comme celui-là ?

PG : Oui. Le film est une partition dont le rythme ne cesse de changer, en ruptures, en accélérations. C’est ce qu’apportent aussi les chorégraphies de Damien Jalet. On filmait de la danse mais on voulait éviter le style Broadway du Music Hall, avec l’inévitable grand mouvement de grue en plan large qui débute sur une foule qui danse et qui se termine en gros plan sur un visage... Donc la grande majorité des scènes musicales est tournée au Steadicam ou à l’épaule, en faisant corps avec la chorégraphie, et en s’immergeant dans le mouvement. Le "steadicamer" et cadreur Sacha Naceri nous a fait bénéficier de sa longue expérience en clip. La séquence de danse centrale du morceau "El Mal" lui doit énormément. Jacques Audiard est un cinéaste du mouvement. Que ce soit pour la caméra, la lumière, le jeu ou même le son... C’est au moment où les choses se mettent en mouvement à l’échelle de la scène qu’il arrive à trouver ce qu’il cherche. Tant que les choses restent trop figées ou "tankées", comme il aime à le dire sur le plateau, il n’est pas satisfait.

On parlait tout à l’heure des changements de lumière en cours de prise, il y en a un aussi très théâtral dans la scène du restaurant, censée se dérouler à Londres.

PG : En fait il y a deux points de bascule importants dans l’histoire qu’on a délibérément choisi de renforcer à l’image en jouant avec un changement de lumière de ce type. Cette séquence, à Londres, autour d’une table, la lumière du restaurant laissant soudain la place à une douche puissante qui rebondit sur la nappe, qui n ’éclaire plus que les deux visages des actrices. L’ambiance sonore s’éteint en parallèle, et les autres comédiens sont réduits à l’état de fantômes. Même principe plus tôt dans le film, quand Manitas propose un marché à Rita, à l’intérieur du camion militaire qui lui sert de QG. Sur la scène du restaurant, on était dans un décor très vaste, il était très facile de faire soudain disparaître les murs dans noir.
En revanche, dans celui du camion, c’était vraiment très exigu, et on a dû carrément le remplacer par un deuxième décor dont on avait supprimé les murs. A l’extinction, on passe ainsi sur un plateau de 400 m² borgniolé où tous les objets sont suspendus en l’air. Seul le sol, une table et la lumière de jeu demeurent.

Vous avez tourné avec plusieurs caméras ?

PG : Le film a été tourné à deux caméras, surtout dans les situations de champ contre-champ. Mais le reste du temps nous avons évité d’utiliser deux caméras en même temps. On se retrouve presque toujours avec une caméra qui prend la bonne place et la seconde qui se place où elle peut, et à faire des compromis sur le choix de la focale. Une équipe B partait aussi souvent sur le plateau d’à-côté tourner des plans additionnels décidés la veille.
Mais quand vous vous lancez dans une comédie musicale sur 55 jours de tournage et une dizaine de morceaux, c’est à la fin très serré, et la 2e caméra s’impose par manque de temps. Si on fait, par exemple, un parallèle avec des clips, pour "Saoko", de la chanteuse Rosalia que nous avions tournés avec Sacha Naceri, en Ukraine en 2021, trois jours de travail avait été nécessaires pour mettre en boîte la chorégraphie. Sur Emilia Perez, il nous est arrivé plus d’une fois d’enchaîner dans la même journée deux séquences chantées et une de jeu... Il nous fallait donc des outils pour s’en sortir.

Sacha Naceri, opérateur Steadicam, et Paul Guihaume - Photo Shanna Besson
Sacha Naceri, opérateur Steadicam, et Paul Guihaume
Photo Shanna Besson


Pourquoi le Full Frame ?

PG : C’est d’abord parti de la sensibilité de la Sony Venice. On avait 45 jours de studio et des ambiances jour sur des milliers de mètres carrés, ça demande mécaniquement de grandes quantités de lumière. Tourner à 2 500 ISO plutôt qu’à 1 200, c’était parfois diviser par deux le coût de l’éclairage. Le Full Frame 8K a aussi permis à Juliette Welfling, la monteuse, de recadrer, de faire des pan and scan ou des zooms numériques pour rythmer les coupes. Elle ne se considère ni prisonnière du cadre ni de la durée, utilise le varispeed très fréquemment.

Et en focales ?

PG : Je rêve de faire un film avec une seule focale, un 27 mm peut être... Mais là, le projet ne s’y prêtait pas du tout... Emilia est film hybride, on voulait parfois être très près des comédiens, ou au contraire parfois les voir d’extrêmement loin. Filmer une chorégraphie au 12 mm au Steadicam et une autre au 500 mm. Le 12 mm Signature Prime et son incroyable rectilinéarité a servi dans la séquence de la clinique Bangkok, pour obtenir le fameux top shot. Là, on avait littéralement collé la caméra au sommet du studio pour obtenir la valeur la plus large possible au sol, la batterie touchait le plafond du plus haut studio de Bry-sur-Marne. À l’autre bout de l’échelle des focales, certains plans sont fait au 400 mm avec doubleur (soit un 800 mm) . Au milieu, ce sont surtout le 37 mm et le 57 mm qui sont devenues nos deux focales de jeu (plans taille et plan serré). Le film est tourné avec série Tribe 7 "T-Tuned" pour casser un peu l’extrême précision du capteur de la Sony Venice, pour ses flares vivants mais absolument contrôlables tant qu’on n’y pointe pas une source frontalement. J’avais dans mon kit un 57 mm "X-Tuned" beaucoup plus sensible au flare, lui. C’était un peu le katana pour mettre de l’effet quand on en manquait.
La texture des Tribe est à la fois douce en définition et brillante, "glossy". L’équipe maquillage a travaillé autour de cette quête de brillance pour trouver la matière dans les peaux. Pour cela, j’aime le dernier gros plan sur le visage de Emilia, à la fin du film, la patine et la sueur qu’ils ont trouvées m’évoquent un visage de western.
C’est la question de texture encore qui a guidé notre travail avec Arthur Paux, étalonneur qui a travaillé sur de nombreux clips notamment. Il a donné de la matière à l’image. Une combinaison de réglages sur les microbrillances, les textures et les contrastes locaux en association avec la LUT. Nous n’avons cessé de constater que, si la définition est légèrement amoindrie, les brillances peuvent être, en contrepartie, plus poussées car elles redonnent elles-mêmes une impression de... définition.

(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)

Emilia Perez
Réalisation : Jacques Audiard
Directeur de la photographie : Paul Guilhaume, AFC
Décors : Emmanuelle Duplay
Direction artistique : Virginie Montel
Costumes : Virginie Montel
Chef opérateur du son : Erwan Kerzanet
Montage : Juliette Welfing
Musique : Camille et Clément Ducol