Quatre réalisateurs disent les défis et les difficultés du cinéma d’auteur

dans " Le Monde " du 10 février 2007

La Lettre AFC n°163

Carrières trop courtes dans les salles, public en baisse, financements en peau de chagrin, le cinéma d’auteur français ne va pas fort (Le Monde du 8 janvier). Mais qu’en pensent les auteurs de ces films ? Quatre d’entre eux analysent cette situation nouvelle, les conditions de production et de diffusion de leurs films, les solutions qui s’offrent face aux mutations du cinéma. Avis et pronostics varient. Avec une conviction commune : il sera toujours possible de faire en sorte que l’art du cinéma ne disparaisse pas dans l’industrie.

Benoît Jacquot Aujourd’hui toutes les chaînes de télévision ont adopté les mêmes critères. Les films vont être de plus en plus surveillés, il va leur falloir répondre à des normes de spectacle. Alors que les films d’auteur, qui sont pour moi ceux dont je peux répondre intégralement, se feront dans une économie de plus en plus restreinte, avec un mode d’exposition plus réduit. Il me faudra les produire moi-même, comme l’a fait Truffaut. J’ai toujours refusé de produire mes films et recherché des interlocuteurs, les producteurs. Maintenant, ça va être dur de trouver des producteurs qui prennent le risque de s’engager et de mener au bout un projet qu’on leur apporte.
Sinon, on m’amène beaucoup de choses, ce qui est intéressant aussi pour faire des films. Jadis, on pouvait glisser un projet personnel dans un projet commercial. Mais, dans les conditions radicalisées d’aujourd’hui, il faut dire " oui " plus souvent aux producteurs et aux financiers. L’idéal pour le producteur, c’est un scénario dont le film ne serait que la pure et simple illustration ; on fait attention à ceux qui, par habileté, par ruse, pourraient le détourner.

Pascal Quignard m’a envoyé son roman Villa Amalia sur épreuves, j’ai pensé à en faire un film avec Isabelle Huppert. Rapidement j’ai écrit un scénario pour le producteur Edouard Weill et je lui ai proposé le sujet. Edouard Weill, qui est un garçon fin, m’a dit c’est trop maigre, trop âpre, trop radical. Et je sais qu’il a raison. Il m’a expliqué que, s’il apporte ce scénario aux partenaires, ceux-ci donneront l’argent nécessaire pour un budget de 2 millions d’euros alors qu’il en faut plus. Le scénario doit être écrit sur la base d’un diagnostic précis de l’économie du film. Comme il faut aussi une grosse vedette masculine, je m’attelle à écrire une deuxième version. Ce scénario sera donc un pacte à trois. Le cinéma n’est plus un art qui est aussi une industrie, c’est un art ou une industrie. Du coup, tout le monde est un peu à cran. Mais les vases communicants vont se rétablir.

Nicolas Klotz A chaque fois que j’ai fini un film, on m’a toujours fait savoir que ce serait le dernier si je ne rentrais pas dans le rang. A cet égard, rien n’a changé. En revanche, il est clair que la situation s’est beaucoup durcie depuis cinq ans. Le nombre de cinéastes qui ne peuvent vraiment plus travailler va croissant. On ne ressent plus aucun désir des chaînes de télévision de travailler avec les auteurs. Les cinéastes qui ne veulent pas se soumettre au cahier des charges des chaînes sont purement et simplement rayés des listes.
Depuis une quinzaine d’années, on a tout fait pour casser le système en soumettant les conditions de distribution et d’exploitation des films à la pure loi du marché. On a appris aux gens à ne pas voir les films d’auteur. Si tant de premiers films sont mauvais, n’est-ce pas avant tout la faute du formatage des scénarios ? La solution passe par la remobilisation de la profession, le travail des salles auprès du public, la recherche personnelle de sa propre économie, l’accroissement du rôle des régions.

Tony Gatlif Mes films coûtent environ 2 millions d’euros. Pour les financer, j’ai toujours pu compter sur les minimums garantis des distributeurs à l’étranger. Transylvania s’est vendu dans 17 pays, Exils dans 24. Comme je ne peux pas compter sur les chaînes de télévision - à part Arte, je ne vais même plus les voir -, c’est grâce à l’international que je peux faire mes films. J’ai besoin de 2 millions d’euros, mes films se font en voyage, il faut huit semaines de tournage, 50 000 mètres de pellicule.
Lors de la sortie de Transylvania, j’ai été effrayé par l’embouteillage de films. Ce qui me fait souffrir, c’est le nombre de films du même genre que le mien, nos copains qui nous ressemblent. Après que Canal+ a arrêté de financer tous les films, il y a eu un afflux de petits films qui se sont faits pour 400 000 euros, sans Canal. C’est une des raisons de l’embouteillage. J’en souffre aussi comme spectateur, on ne sait plus quel film voir.

Si mes films attirent 150 000 spectateurs, je m’en tire. Transylvania a fait un peu plus, mais Exils, qui est sorti il y a deux ans, avait fait deux fois plus. De toute façon, si un film fait moins de 50 000 entrées, c’est dangereux. Il faut payer les 30 ou 40 copies, faire de la publicité, et, en dessous de ce seuil, on ne s’en sort pas. Mais je ne crois pas que la projection en numérique soit la solution. Si les exploitants peuvent se contenter de changer de CD pour changer de programme, les films ne resteront plus deux semaines à l’affiche, mais deux jours. Ce sera le supermarché.

Bertrand Bonello La cinéphilie a changé. On ne trouve plus aujourd’hui ce rassemblement permanent qui permettait, voilà encore quinze ans, à un certain type de cinéma de vivre. Le public est plus éclaté que jamais et les décideurs réagissent par une grande incertitude. Les producteurs ne font plus les films qu’ils veulent faire, mais les films qu’ils peuvent faire. Cela déclenche chez les auteurs une autocensure plus ou moins consciente qui rend leurs films moins intéressants. C’est un cercle vicieux entretenu par la peur.
Il faut être plus inventif, cesser de quémander son argent auprès des mêmes comptoirs, qui préféreront toujours jouer la sécurité, abandonner la résistance à l’ancienne et trouver d’autres sources de financement, y compris dans le privé, comme le font les indépendants américains.

(Propos recueillis par Jacques Mandelbaum et Thomas Sotinel, Le Monde, 10 février 2007)

Benoît Jacquot, 60 ans. Dix-sept longs métrages. Le premier, Les Enfants du placard, en 1977. Le dernier, L’Intouchable, avec Isild Le Besco, présenté au Festival de Venise 2006, sorti le 6 décembre 2006.

Nicolas Klotz, 53 ans. Quatre longs métrages. Le premier, La Nuit bengali, en 1988. Le dernier, La Blessure, présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2004, sorti le 6 avril 2005. A terminé La Question humaine.

Tony Gatlif, 58 ans. Quinze longs métrages. Le premier, La Tête en ruine, en 1975. Le dernier, Transylvania, présenté en clôture du Festival de Cannes 2006, sorti le 4 octobre de la même année.

Bertrand Bonello, 38 ans. Deux longs métrages. Le Pornographe, présenté en 2000 à la Semaine de la critique à Cannes, sorti la même année et Tiresia, en compétition à Cannes en 2003, sorti le 15 octobre 2004.