Renaissance en Bosnie

Entretien avec le directeur de la photographie Paul Guilhaume, AFC, à propos de son travail sur "Les Héros ne meurent jamais", d’Aude Léa Rapin

par Paul Guilhaume

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Le directeur de la photographie Paul Guilhaume, AFC, a travaillé avec Léa Mysius sur Ava (Semaine de la critique 2017, prix de la Meilleure Photographie à Stockholm, 2017) et Marie Monge pour Joueurs (Quinzaine des réalisateurs 2018). Il a filmé à plusieurs reprises pour le documentariste Sébastien Lifshitz (Les Vies de Thérèse (Quinzaine des réalisateurs 2016), puis Adolescentes et Sasha (dont les sorties sont à venir). Il rencontre Aude Léa Rapin à l’occasion d’un film qui mêle les codes de la fiction et du documentaire, Les Héros ne meurent jamais, sélectionné à la 58e Semaine de la Critique. (BB)

Dans une rue de Paris, un inconnu croit reconnaître en Joachim un soldat mort en Bosnie le 21 août 1983. Or, le 21 août 1983 est le jour même de la naissance de Joachim ! Troublé par la possibilité d’être la réincarnation de cet homme, il décide de partir pour Sarajevo avec ses amies Alice et Virginie. Dans ce pays hanté par les fantômes de la guerre, ils se lancent corps et âme sur les traces de la vie antérieure de Joachim.
Avec Adèle Haenel, Jonathan Couzinié, Antonia Buresi

Les Héros ne meurent jamais est film hybride dans sa forme : une fiction filmée "de l’intérieur" par des personnages qui tournent un documentaire…
L’histoire commence à Paris. L’image est d’abord celle d’une toute petite caméra, tenue à la main par l’un des personnages, Alice (Adèle Haenel). Elle filme son ami Joachim (Jonathan Couzinié) pour enregistrer son témoignage : un homme l’a reconnu au marché, il l’a appelé « Zoran », lui a hurlé qu’il avait tué et torturé et qu’il était mort le 21 août 1983. Joachim semble croire qu’il est la réincarnation de ce Zoran, criminel dans un pays disparu, la Yougoslavie. Alice est réalisatrice, elle voit dans cette histoire un potentiel sujet de film et engage donc une ingénieure du son, Virginie (Antonia Buresi) et un cameraman, Paul. Ils partent vers la Bosnie…
Alors le format change (du 4:3 on passe au Scope) et à partir de ce moment le film est entièrement vu depuis la caméra du cadreur, membre de cette petite équipe perdue en Bosnie.

Paul Guilhaume sur le tournage des "Héros ne meurent jamais" - Photo : Adrien Selbert
Paul Guilhaume sur le tournage des "Héros ne meurent jamais"
Photo : Adrien Selbert

Une singularité de ce film est son point de vue : nous, spectateurs, regardons une image issue de la caméra tenue par l’un des personnages, Paul, et qui est celle du documentaire tourné par l’équipe. Comment avez-vous travaillé cette grammaire du "faux" documentaire dans la fiction ?

Paul Guilhaume : D’abord, et en continuité avec le cinéma d’Aude Léa Rapin, par la caméra épaule utilisée sur 90 % des plans du film. Cette respiration était nécessaire à la crédibilité de notre dispositif de "faux documentaire" : nous devions créer une image un peu rugueuse pour sceller très tôt un pacte de croyance avec le spectateur.
C’est évidement paradoxal puisque dans les faits mon travail d’opérateur en documentaire - et celui de beaucoup d’autres avant moi - a été d’essayer d’y ramener une forme de "fiction" : par le choix des focales, la faible profondeur de champ, l’utilisation du pied…
Mais ici toute tentative de filmer sur pied ou de structurer de manière trop ostentatoire un plan faisait voler en éclat la croyance dans l’image que nous produisions. Il fallait au contraire mettre en scène l’accident, inventer des plans qui faisaient croire que ça n’avait pas été prévu, que nous n’étions pas "dans une fiction". Concrètement, dans la mise en scène, ça passe par des perches et micros volontairement placés dans le champ, des remarques en off, des regards et adresses à la caméra, des tremblements, des reflets de Virginie avec sa mixette et son gros casque audio, des frottements de micros HF au son…
Aude Léa Rapin et ses acteurs se sont emparés du potentiel comique de cette situation : une équipe de semi-amateurs essaye de faire un film comme des pros, dans un pays dont l’histoire complexe leur échappe complètement au début, et ils tentent, coûte que coûte, de ramener un film à la maison…

Comment évolue cette grammaire au cours de l’histoire ?

PG : Une fois le pacte passé avec le spectateur, la croyance établie, il fallait mettre ce dispositif en retrait pour ne pas qu’il prenne le pas sur le drame qui se joue. Pour simplifier, il y aurait trois registres d’images au cours du film : les cinq premières minutes, très heurtées (Alice filme le témoignage de son ami) pourraient avoir été filmées à la DV. C’est tourné avec l’Alpha 7S de Sony qui, tenu à la main, tremble et vibre, puis l’image est dégradée en postproduction. Dans cette partie, le diaphragme est à 16 pour augmenter la profondeur de champ. Puis intervient la caméra documentaire du cadreur, il filme en Scope, il essaye de structurer son cadre mais les accidents d’image et de son scellent le pacte de la croyance dans le registre documentaire. Dans un troisième temps, à mesure que la narration s’élève et que les personnages avancent dans leur enquête sur la réincarnation possible de leur ami, ces scories et ces accidents disparaissent, la forme se fait plus discrète et fictionnelle. L’histoire tend vers le merveilleux : leur voyage devient de plus en plus fou, ils se dirigent vers un dénouement étrange, presque magique.

Jonathan Couzinié et Adèle Haenel - (Capture d'image)
Jonathan Couzinié et Adèle Haenel
(Capture d’image)

Quel était le processus de travail avec la réalisatrice et les acteurs ?

PG : Aude Léa part de répétitions qui laissent place à l’imprévu et nous éloignent souvent du texte initial. C’est une méthode de création très libre, fondée sur une attention extrême à ce qui se passe dans l’instant présent.
Après un premier passage sur le texte, on intégrait rapidement la caméra aux répétitions puisqu’elle est tenue par un personnage de l’histoire, que les acteurs s’adressent à lui, lui demandent parfois de filmer tel ou tel élément. Souvent nous construisions un long plan séquence destiné à être utilisé en "jump-cut" mais qui intégrait toutes les valeurs et tous les points de vue dont nous avions besoin. Juliette Alexandre, la monteuse, pouvait ainsi utiliser ou non les transitions d’une valeur à l’autre, les déplacements, le panoramique entre un champ et son contre-champ.
Mais au fur et à mesure que l’histoire évolue, les plans devaient être de moins en moins montés. Jusqu’à un plan-séquence de près de cinq minutes entre Adèle Haenel et Jonathan Couzinié qui est pour moi une performance d’acteurs incroyable.
Parfois, nous étions dans un pur film de dispositif : nous avons tourné lors des commémorations du 11 juillet 1995 à Srebrenica et les acteurs se sont jetés dans une situation réelle qui était plus grande que nous. Nous connaissions les enjeux de la scène et nous les confrontions au réel, sans deuxième prise, cela crée l’un des moments les plus étonnants du film à mon sens.

Filmer par le prisme du "personnage de Paul", était-ce interpréter un rôle ?

PG : Nous avions imaginé une trajectoire à ce personnage du filmeur, effectivement… Nous parlions de sa psychologie, de comment il vivait l’aventure, de la distance qu’il prendrait pour filmer ses amis. Parfois, l’interprétation passait par une hésitation (il n’ose pas tout de suite filmer une situation gênante) mais le plus souvent, je rendais simplement un regard aux acteurs, le deuxième œil ouvert pour que l’on puisse interagir, qu’ils ne s’adressent pas à un simple objectif de caméra.
Puis, petit à petit, le récit se développe et les autres cessent de s’intéresser à lui, et il se met à filmer des plans-séquences dont le rythme se dilate à mesure que le film bascule dans un autre genre.

Ce basculement vers le merveilleux est aussi sensible à la lumière…

PG : L’idée était de passer d’une lumière très simple, mais laissant une part d’ombre, à une lumière plus lyrique. Nous avons principalement travaillé par l’extérieur, en réflexion, et avec des sources intégrées aux décors pour les nuits. La cheffe électricienne Marianne Lamour a abattu un travail immense, sans machinistes, souvent sans renforts, mais avec un sens de la simplicité que j’admire. L’une des dernières scènes du film est éclairée par une source unique dont le faisceau est réparti et éclaté par différents miroirs cachés dans le minuscule plafond d’une cabane en bois. L’espace entier est structuré, les visages sont éclairés par un Joker 800.

Quels étaient les autres parti-pris techniques et esthétiques ?

PG : Dans cette grammaire "tout à l’épaule nous avions besoin de ramener de la poésie et de la forme. Aude Léa est très sensible à l’anamorphique et nous avons eu la chance de pouvoir utiliser des optiques mythiques, très douces, la série C de chez Panavision. J’aime le "regard" qu’elles portent, comment elles modifient la perception de l’espace. À mon sens, en numérique, c’est en grande partie l’optique qui confère sa poésie à une image.
La profondeur de champ est constante tout du long en faisant varier les diaphragmes en fonction de la valeur de plan : disons 8 pour un gros plan, 4 pour un plan américain, 2,8 pour un plan en pied… Cyrille Hubert, le premier assistant, a accompli un travail exceptionnel aussi bien techniquement qu’artistiquement, et en situation documentaire à Srebrenica j’avais l’impression que nous cadrions à deux.
Le traitement des images par les LUTs était proche de l’image définitive, nous avions trouvé avec l’étalonneur Christophe Bousquet un "développement" relativement simple mais qui privilégie la saturation des basses lumières à celle des hautes et qui me rappelle la réponse d’un négatif 5213.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)