Silence, on restaure

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°223

Le Monde, 14 juillet 2012

Lola, Jules et Jim, Les Enfants du paradis... Des chefs-d’œuvre du cinéma s’offrent une seconde jeunesse en étant nettoyés et numérisés, avant de ressortir en salles ou en DVD. Mais jusqu’où restaurer un film sans trahir son auteur ?

Une odeur de pellicule argentique flotte dans les couloirs du Laboratoire Arane-Gulliver, où sont empilées des centaines de bobines de films, comme autant d’énigmes. C’est ici, à Clichy, aux portes de Paris, que le film de Jacques Tati, Mon oncle (1958) est restauré, sous l’œil de Jérôme Deschamps. Depuis la mort de Sophie Tatischeff, fille de Jacques Tati, en 2001, le metteur en scène et directeur de l’Opéra-Comique est l’ayant droit du réalisateur que Boris Vian saluait comme « un poète de la pellicule ». Le surnom de Tati, c’était « Tatillon », rappelle Deschamps. Lui est devenu le gardien du temple.

Un temple peuplé de chefs-d’œuvre comme Jour de fête (1949), Les Vacances de M. Hulot (1953), Play Time (1967), mais aussi de versions inédites, de copies décaties que l’on découvre au fond d’un garage. Comment faire le tri lorsqu’il s’agit de restaurer l’image et le son d’un film ? « On peut le retoucher, l’améliorer grâce aux technologies numériques, mais à condition de respecter l’esprit de l’œuvre », prévient Jérôme Deschamps. Celui-ci cite en exemple la restauration de Play Time, qui a permis de magnifier des effets recherchés par le réalisateur à l’époque : « Tati n’a jamais vu les profondeurs de champ comme dans la version restaurée de Play Time. » Les Vacances de M. Hulot ont suscité un vif débat : il a fallu trancher entre les trois versions du film et c’est la plus récente (1978) qui a été restaurée.

La restauration de Mon oncle sera un casse-tête. A force d’avoir servi, le négatif original est usé, vieilli... Il a été scanné, numérisé, nettoyé une première fois. Ici et là, la pellicule est déchirée. Il manque même quelques images... Mais, grâce au numérique, il sera possible de reconstituer les morceaux manquants. Il faudra sans doute, aussi, utiliser quelques plans de la version anglaise du film, My Uncle. Car certaines images sont mieux réussies que dans la version française, explique le patron d’Arane-Gulliver, Jean-René Failliot...

Démonstration sur l’écran de l’ordinateur : une élégante sort de sa voiture, claque la portière, trotte jusqu’au portail d’une maison high-tech. Deux plans, l’un tiré de My Uncle, l’autre de Mon oncle, sont superposés, ce qui permet de saisir les légères différences. Jérôme Deschamps approuve. La version restaurée doit être prête pour la rentrée scolaire, afin d’intégrer le dispositif " Collégiens au cinéma ".

Où est le vrai film, que verront les spectateurs, jusqu’où peut-on aller sans trahir l’auteur ? C’est tout le mystère et la subtilité de ces travaux de restauration, qui, par ailleurs, se multiplient. Il ne passe pas deux semaines sans qu’un distributeur annonce la sortie en salles d’un film restauré. Dans le plan de communication, ce travail technique lui-même devient l’histoire, ou la légende, à raconter... A lire le dossier de presse, la restauration de La Servante (1960), de Kim Ki-young, « film choc et fondateur du cinéma coréen », réalisée grâce à la World Cinema Foundation de Wim Wenders, pourrait s’écrire comme un polar.

Mais tout le monde ne verse pas dans le story-telling. Tel Raoul Coutard, le chef opérateur le plus en vue de la Nouvelle Vague (Pierrot le fou, Alphaville de Jean-Luc Godard). Il fut aussi le directeur de la photographie de Jules et Jim (1961) et vient de restaurer ce joyau de François Truffaut, à l’affiche depuis le 27 juin. Au téléphone, le monsieur de 87 ans raconte simplement qu’il a été « guidé par l’esprit du tournage, très léger, réduit à quelques personnes ». Celui qui a « connu l’éclairage à la lampe à pétrole » relativise les technologies et préfère souligner l’essentiel à ses yeux : « Le numérique reste un outil. Ensuite, on essaie de faire naître l’émotion. »

Autre événement, la version restaurée de Tell Me Lies (1968), film inédit de Peter Brook, très critique sur la guerre du Vietnam et refusé par le Festival de Cannes en 1968 : elle sera présentée en sélection officielle à la Mostra de Venise le 2 septembre, avant une sortie en salles dans la foulée. La voix de Peter Brook s’anime lorsqu’il se remémore les jours passés à étalonner le film, c’est-à-dire à lui donner une unité de couleurs et de contrastes, en duplex avec les experts de Technicolor basés à Los Angeles. De véritables magiciens, dit-il. « On se mettait d’accord pour ajouter du rouge à tel endroit de l’image. A distance, Technicolor mettait à exécution et l’on voyait le changement en direct... »

Pour Gilles Duval, de la fondation Groupama Gan pour le cinéma, « une restauration ressemble au tournage d’un film, dans sa durée ». Il s’est allié à Séverine Wemaere, de la fondation Technicolor pour le patrimoine du cinéma, afin de mener à bien des « projets colossaux » : outre les Tati, ce tandem s’est attelé à la restauration de Lola (1960), de Jacques Demy, de Tell Me Lies, ou encore à celle du Voyage dans la Lune (1902), de Méliès. « On rentre dans l’univers d’un réalisateur qui est encore là, ou pas. C’est une concertation permanente avec lui ou avec ses ayants droit, ou avec le chef opérateur de l’époque », explique Séverine Wemaere. Une anecdote : sur la copie à restaurer de Lola, un trait noir barrait le visage d’Anouk Aimée. « En regardant image par image, on a vu que c’était une mouche. Fallait-il l’enlever ? On l’a gardée ! Ce détail dit beaucoup de choses du tournage : Demy disposait d’un petit budget, c’était un premier film, il y avait la chaleur à Nantes », raconte Gilles Duval.

Restaurer un film, c’est aussi, et surtout, une affaire technique. Il faut d’abord transférer la copie argentique sous format numérique. Elle est ensuite nettoyée - des laboratoires comme Daems se sont spécialisés dans l’enlèvement des salissures et moisissures. Vient le temps de l’étalonnage, puis du travail sur le son. Il est tentant d’utiliser des outils dernier cri, mais ce n’est pas toujours judicieux sur une œuvre ancienne...

Ces films restaurés accompagnent le vaste mouvement de numérisation, bien avancé, des 5 400 écrans français. En effet, le film restauré est généralement projeté sous format numérique (DCP) – la pellicule est remplacée par une disquette. Ce qui n’empêche pas ce paradoxe : la copie numérisée est également " reconvertie " en pellicule argentique de format 35 mm, qui peut se conserver pendant au moins cent ans, alors que la fiabilité des supports numériques est aléatoire. L’argentique connaît ainsi une seconde vie – quand les laboratoires ne ferment pas leurs portes.

De son côté, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) lance son plan de restauration des films du patrimoine, qui n’ont pas, a priori, de perspectives de rentabilité en salles. Premier de la série, Cléo de 5 à 7 (1962), d’Agnès Varda, a plongé dans le bain avec un budget de 70 000 euros, financé par le CNC à hauteur de 40 000 euros. Puis, le 2 juillet, le CNC a annoncé son soutien à la restauration d’une dizaine d’autres œuvres : Mon oncle, mais aussi Avoir vingt ans dans les Aurès (1972) de René Vautier, Le Joli mai (1963) de Chris Marker et Pierre Lhomme, etc.

« La restauration des films va de pair avec leur inventaire, autre vaste opération lancée par le CNC. On va dresser un état sanitaire des films afin d’établir des priorités du point de vue de la restauration », explique la directrice des collections et des archives du CNC, Béatrice de Pastre. « Nous disposons d’une réserve numérique de 250 millions d’euros, dont une moitié va à la numérisation des salles et l’autre à la restauration des œuvres », précise Eric Garandeau, président du CNC. Le message, ajoute-t-il, « c’est que certains films de patrimoine méritent autant d’être vus que La Joconde au Louvre ».

Le Festival de Cannes a dévoilé le " nouveau " Cléo de 5 à 7 lors d’une séance spéciale. Après la projection, Agnès Varda racontait la restauration du film avec ses mots d’artiste : « Il faut se laisser porter par les désirs de l’époque. Avec Jean Rabier, le directeur de la photographie, on avait posé des filtres pour que les pelouses du parc Montsouris, à Paris, paraissent plus blanches et lumineuses : on voulait que la rencontre entre Cléo et Antoine ait lieu comme dans une bulle. Ce sont deux personnes en danger : elle est atteinte d’un cancer, lui part pour la guerre d’Algérie. Il fallait retrouver cette grâce. »

(Clarisse Fabre, Le Monde, 14 juillet 2012)