Simon Beaufils revient sur les choix d’image et de mise en scène pour "Anatomie d’une chute", de Justine Triet

"Soleil, neige et cour d’assise", par François Reumont

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Le nouveau film de Justine Triet (Sybil, Victoria) est une sorte de mille-feuille auquel on retirerait couche après couche les différentes épaisseurs. Partant d’un drame familial au sein d’un couple franco-allemand et de leur fils unique malvoyant, le film développe alors une galerie de personnages dans le contexte d’une procédure pénale très médiatisée. Simon Beaufils signe les images de cette sorte de huis clos mental, dont les 2h30 se partagent entre un chalet de haute montagne et un tribunal. Anatomie d’une chute a obtenu la 76e Palme d’Or. (FR)

Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.

C’est votre troisième film avec Justine Triet. Comment vous a-t-elle présenté ce nouveau projet ?

Simon Beaufils : Après Sybil, Justine m’a annoncé avoir envie de changer de style et de tonalité d’image. C’est une réalisatrice qui travaille beaucoup entre les tournages, qui regarde énormément de films, et qui prépare très en amont chaque nouveau projet. Pour Anatomie d’une chute, elle m’a parlé d’une image beaucoup plus brute, plus contrastée, en recherchant des accidents... Avec un aspect un peu bordélique à la caméra. Aucun projecteur sur pied dans le décor, et une lumière jour qui viendrait à 100 % de l’extérieur depuis les fenêtres, beaucoup de liberté pour les interprètes. C’était un peu à l’opposé de l’ambiance douce et enveloppante, plus proche d’une lumière de studio qu’on avait utilisée sur Sybil. En outre le projet avait un rythme très particulier. Cette partie conséquente consacrée au procès et surtout cette liberté à la fin de laisser le spectateur interpréter la situation. Moi j’y ai vu à la lecture un côté très John Cassavetes, avec ces couches qu’on gratte et qui révèlent au fur et à mesure du film la complexité des personnages.


Le film démarre en altitude, au milieu de la neige dans un chalet avec vue sur les montagnes...

SB : Le choix du chalet a été compliqué. Il fallait réunir deux conditions un peu antagonistes dictées par le scénario : une façade suffisamment haute pour les besoins de la chute, et une demeure qui reste tout de même visuellement pas trop luxueuse face aux ennuis financiers rencontrés par le couple. On en a visité beaucoup pour finalement choisir celui-ci, qui était vraiment haut en altitude (et pas très commode d’accès par temps de neige) mais dont le panorama nous semblait propice à l’intrigue. En effet, un tel endroit en fond de vallée, ou encaissé dans la forêt aurait, je pense, donné une connotation assez dépressive ou même de film d’horreur dès l’ouverture. Placer les premières scènes sous le soleil d’altitude, avec la neige et la découverte un peu carte postale nous semblait être un contrepoint parfait. Face à la méthode de travail demandée par Justine dès la préparation, j’ai du faire venir une très grande nacelle sur ce lieu afin de pouvoir l’équiper avec mes sources. Le défi étant de pouvoir éclairer à la fois les trois étages du chalet, nous permettant très vite d’alterner les scènes au rez-de-chaussée, à l’étage avec les chambres ou même dans les combles.

Le chalet
Le chalet


Pour cela, j’ai utilisé sur cette nacelle une combinaison de Ruby 7 et 18 kW Arrimax. Les effets soleil étaient donnés par les Ruby 7, complétés par des Aircrafts au sol, l’Arrimax et les M90 servant à équilibrer le niveau intérieur/extérieur. Finalement, je crois que ma plus petite source sur le film était un M40, ce qui, vu le soleil qu’on avait fréquemment et la réflexion de la neige, n’était pas du luxe. Mais une telle nacelle à cette altitude par temps de neige a occasionné quelques sueurs froides à pas mal de gens dans l’équipe : du choix du bon modèle de nacelle avec Léo et Sophie, à la validation financière par Julien le dir’ prod, en passant par des aménagements de déco et une organisation au cordeau de la part de la régie... Je dois dire que j’étais assez content - et même soulagé - quand tout ça s’est finalement allumé...

L’autre décor, c’est bien sûr le tribunal qui prend le relais dans la deuxième partie du film...

SB : Les tribunaux disponibles pour le cinéma ne sont pas légion. Et quand on a déniché le bon, on ne peut le monopoliser très longtemps. Pour Anatomie, on a tourné à Saintes, dans les Charentes-Maritimes. Huit jours nous ont été accordés. C’était bien sûr très court pour filmer les 1h40 de minutage prévues dans le script ! On a dû tourner en permanence à deux caméras, avec une installation lumière assez conséquente pour assurer le raccord et pouvoir faire varier les ambiances selon les parties du procès. Comme les fenêtres de la salle d’audience était très hautes, et qu’on ne pouvait pas utiliser de nacelles dehors (la salle étant imbriquée autour d’autres bâtiments moins hauts), l’équipe a dû construire un plancher artificiel sur des verrières pour pouvoir installer les sources sur pied. Des M90 ont été principalement utilisés à travers des cadres de diffusion, avec des Aircraft tungstène, dont je dose la proportion pour faire changer la température de couleur, notamment sur les scènes à la fin du procès où on a une sensation de fin de journée, plus chaude et contrastée.

Installation lumière pour le tribunal
Installation lumière pour le tribunal


Avec Justine on voulait garder une sensation très charnelle, des rougeurs de peau, de la sueur, de la fatigue. Comme le procès est long dans le film, on voulait que la lumière évolue, qu’on sente la durée, le temps qui passe et l’autopsie du couple, qui révèle toujours plus l’intimité.
La présence des nombreuses boiseries donnait bien sûr un côté très solennel au lieu. Avec Emmanuelle, la cheffe déco, on a décidé de casser cette uniformité pour créer du contraste en insérant dans ces murs des blasons verts, tout comme la fresque qui est installée au-dessus de la juge.


© Les Films Pelléas - Les Films de Pierre


Quelles étaient les demandes ou les références en matière d’image ?

SB : Comme sur la manière d’éclairer, Justine avait envie d’une image très en rupture avec ce qu’on avait fait avant ensemble. Elle sentait que ce film devait être plus brut, tout en portant une attention particulière aux visages, aux rendus de la peau, base de notre travail sur ce film, de la prépa à l’étalonnage. Pour tout dire elle avait envie de tourner celui-ci en pellicule. En termes de production, les deux caméras utilisées pour les scènes du tribunal faisaient exploser le budget pellicule/labo... Alors on a décidé de faire des essais entre 35 mm 2perfs, Alexa Mini LF et RED Monstro, pour essayer d’emmener les caméras numériques au plus proche du 35.

C’est à l’étalonnage que vous avez ensuite émulé ce rendu ?

SB : Pas vraiment... J’ai décidé de faire un maximum de choses à la prise de vues. Pour cela j’ai choisi de tourner avec des optiques Hawk V-Lite, qui sont des optiques anamorphiques, alors même que le format du film est le 1,85. Mais les V-Lite apportaient à la fois une douceur, une richesse de couleurs, des flares très marqués et des flous vraiment particuliers qui venaient casser la précision du numérique... Et comme ces optiques ne couvrent pas le grand format, on a zoomé pas mal dans le capteur, pour ramener encore plus de matière, une sorte de grain naturel. Cette matière nous a vite confortés dans notre choix de l’Alexa. Ensuite, avec Magali en étalonnage, on a cherché à approfondir, on a rajouté du grain, travaillé les hautes lumières, saturé les bleus jusqu’à trouver une LUT assez marquée qu’on a appliquée dès les rushes. Tout ça s’est fait en pas mal d’étapes, de manière assez empirique, en essayant toujours de privilégier ce rapport aux corps, aux visages. Garder une proximité, une matière palpable, mouvante, vivante.

C’est vrai que dans le chalet les acteurs naviguent souvent à contre-jour et les flares sont très présents !

SB : Oui, les V-Lite sont très sensibles aux flares ! Franchement, des fois, je me disais houlà ! C’est vraiment fort le flare, là... Sachant qu’on ne peut pas revenir en arrière en postprod quand ceux-ci cachent quasiment les visages des comédiens ! Mais ça plaisait à Justine et elle m’encourageait même à aller toujours plus loin dans les effets, même encore en postproduction.

Les zooms sont aussi pas mal utilisés au cours de l’intrigue...

SB : Oui, j’aime beaucoup les mouvements de zoom. Je trouve que c’est un outil de mise en scène très respectable, au même titre que le travelling ou la grue. La mode qui s’était complètement perdue revient un peu, il me semble, sur les films. Sur Anatomie, on a utilisé un zoom Angénieux Optimo 24-290 mm avec bloc anamorphique arrière. Certes, le rendu n’est pas exactement le même que les focales fixes Hawk à anamorphose avant, mais ça passe plutôt pas mal et ça nous a permis, notamment lors du tribunal, de lancer les prises avec une grande liberté. Installé en caméra A sur un bras de déport VarioJib sur dolly, je pouvais pratiquement aller chercher n’importe quel cadre en cours de prise. Justine a même décidé de monter certains de ces recadrages, ou mouvements (comme lors de la déposition de Daniel, le fils de Sandra). Même sur d’autres scènes, plus intimes, comme la discussion nocturne entre Sandra et son avocat à l’issue du verdict (éclairée à la lumière des phares de voiture), je suis encore sur cette installation, qui me permet de filmer la scène en plusieurs longues prises uniques (en focale fixe cette fois-ci). Le montage ensuite alternant entre celles-ci. Justine demandant souvent également aux comédiens ou au cadre de lui offrir une variante en plus selon nos envies, notre inspiration en fin de scène, même si la dernière prise lui convenait.

Justine Triet et Simon Beaufils
Justine Triet et Simon Beaufils


La caméra semble un peu flotter parfois... C’est assez discret.

SB : Souvent, pendant le découpage en prépa, quand on prévoit un travelling, un mouvement de grue ou de Steadicam, ce mouvement a un sens, une signification. Il vient servir une idée de mise en scène ou suivre un mouvement des personnages. Moi, je suis assez fasciné par les mouvements de caméra qui n’ont pas forcément de sens. Je veux dire des mouvements qui ne sont pas dictés par une nécessité évidente de la scène. Par contre, ces mouvements souvent résonnent plus largement dans le film. Par exemple, sur le film Mother, de Bong Joon-ho, il n’y avait aucune raison de faire le mouvement de grue du premier plan. Un plan fixe pouvait tout autant faire l’affaire ! Pour autant ce plan, fait de petits allers-retours comme si la caméra ne savait pas bien où aller, résonne pendant tout le film. Il n’y avait pas de raison de le faire mais il devient central, comme une mise en image de la folie douce de cette mère perdue, prête à tout pour aider son enfant.
Dans le film de Justine, le mélange de zoom, de Vario, de la dolly, des contre-plongées essaient de traduire le flottement de Sandra et de son fils face à cette machine judiciaire. Sandra doit mettre des mots sur des émotions indicibles. La tâche des avocats est de rendre limpide une situation complexe au risque de la déformer, de la simplifier à l’extrême. Notre tâche à nous sur ce film était de faire ressentir à quel point les relations humaines sont subtiles, compliquées, belles ou cruelles, en tout cas complexes.

Et puis vous mélangez aussi parfois ce qui peut être filmé à l’intérieur du film... Par la télé ou par la justice...

SB : On voulait mélanger affaire publique et affaire privée. Tout ce qui est soudain déballé dans les médias... Les policiers aussi qui documentent avec une simple caméra vidéo les premiers interrogatoires ou la reconstitution...
Pour cela on a fait un simple casting de caméra vidéo d’une dizaine d’années pour marquer un peu l’effet. On sait que maintenant beaucoup de chaînes d’information demandent à leurs journalistes de filmer avec des téléphones portables, mais nous voulions nous éloigner un peu de ce rendu et proposer une image un peu plus marquée "vidéo". Un mélange qui se voulait à la fois évident mais suffisamment discret, sans emmener totalement le spectateur dans un autre film.

© Les Films Pelléas - Les Films de Pierre


Les ambiances d’intérieur nuit sont assez rares, mais vous en utilisez une en contrepoint, notamment à la fin du film.

SB : Le procès va révéler en pleine lumière toute l’intimité de la famille. Ces derniers moments de nuit, eux, témoignent de solitude, d’angoisses... La mère et l’enfant se retrouvent, puis elle s’endort dans le canapé où son mari dormait. Là, on a opté pour une ambiance très bleue, avec un côté à effet, une image qui lorgne du côté de Spielberg. Le genre d’ambiance qu’on ressent au réveil d’un cauchemar, quand on ne sait pas encore tout à fait ce qui était réel et ce qui était rêvé... Une nuit irréelle, qu’on voulait aussi propice à la possibilité d’oublier tout ce qui s’est passé. Même si rien n’est affirmé, il y a un côté apaisé à cette image. Que vient-il réellement de se jouer devant nous ? Sandra est-elle coupable ou innocente, au-delà du verdict de la justice ? Une chose est sûre, c’est ce que dit Sandra dans la scène précédente avec son avocat : c’est une victoire sans récompense. Son seul réconfort c’est d’avoir retrouvé son fils.

Et 2h30 de film, ça ne vous a pas fait peur ?

SB : A une époque où on nous demande d’avoir un point de vue sur tout, tout de suite, en un mot d’être pour ou contre, Anatomie d’une chute propose exactement le contraire. Une étude complexe des relations dans le couple, entre conjoints, et entre parents et enfant... La justice juge, met dans des cases, assène une grande vérité. Justine donne à voir, propose des chemins. Le film ne synthétise pas la question, je crois même qu’il ouvre des voies, pour que chacun puisse faire son propre chemin. J’aime bien la liberté que le spectateur a de s’y balader, en y prenant ce qu’il veut – ou ce qu’il doit. 2h30 pour raconter une histoire comme celle-ci implique de se laisser prendre par les personnages, et d’accepter de passer ce temps, dans une salle à se faire raconter une histoire. On n’est pas dans l’efficacité pure du récit... Plus dans l’émotion, dans le ressenti face à cette femme et cet enfant.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Anatomie d’une chute
Réalisation : Justine Triet
Scénario : Justine Triet, Arthur Harari
Directeur de la photographie : Simon Beaufils
Décors : Emmanuelle Duplay
Costumes : Isabelle Pannetier
Chef opérateur du son : Julien Sicart
Montage : Laurent Sénéchal